jeudi 6 avril 2023

L’eau potable en France contaminée à vaste échelle par les métabolites du chlorothalonil, un pesticide interdit depuis 2019

 C’est une catastrophe comme les producteurs d’eau potable n’en ont sans doute jamais connue, dont la facture pourrait se chiffrer en milliards d’euros et dont une part importante risque de demeurer durablement ingérable. Depuis plusieurs mois, un peu partout en France, les régies et les sociétés délégataires du service public de l’eau potable s’alarment de découvrir des concentrations élevées d’un produit de dégradation (ou « métabolite ») du chlorothalonil – un pesticide commercialisé par Syngenta, utilisé depuis 1970 et interdit en Europe en 2019.

Ces inquiétudes sont fondées. Dans un rapport qui doit être rendu public jeudi 6 avril, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) confirme la présence quasi généralisée du métabolite en question – le R471811 –, dans les eaux de surface et souterraines de métropole. Ce dernier n’était pas recherché jusqu’à tout récemment, les laboratoires agréés n’étant pas tous capables de le mesurer.

Plus alarmant encore, les filières de traitement conventionnelles ne parviennent pas à s’en débarrasser : une large part des Français reçoit ainsi au robinet une eau non conforme aux critères réglementaires de qualité du fait de cette seule molécule, c’est-à-dire que la concentration de celle-ci excède la limite prévue par la réglementation de 0,1 microgramme par litre (µg/l). En janvier 2022, l’Anses a classé le R471811 « pertinent » (potentiellement problématique), il doit ainsi demeurer sous ce seuil au même titre que sa molécule-mère, considérée comme cancérogène probable par les autorités sanitaires européennes et associée à l’apparition de tumeurs rénales sur les animaux de laboratoire. Aucun effet sanitaire du métabolite en question n’est avéré à ces doses d’exposition, mais les données sont très lacunaires.

L’ensemble du Bassin parisien concerné

Selon le coup de sonde de l’Anses, qui repose sur une sélection non exhaustive des réseaux de distribution, environ 34 % de l’eau distribuée en France serait non conforme à la réglementation – chiffre qui n’est qu’une estimation dépendant des choix d’échantillons opérés par les experts de l’agence. Impossible, pour l’heure, de déterminer précisément le pourcentage de la population concernée, le R471811 n’étant pas encore intégré aux plans de surveillance de toutes les agences régionales de santé (ARS). Le responsable technique d’un gros opérateur public, s’exprimant sous le couvert de l’anonymat, s’estime « convaincu que plus de la moitié de la population française est concernée ». Certaines eaux embouteillées ne seraient pas épargnées.

Une chose est sûre : l’Anses atteste dans son rapport que de grandes zones densément peuplées sont touchées, comme par exemple l’ensemble du Bassin parisien, capitale incluse. Le Syndicat des eaux d’Ile-de-France (Sedif), qui dessert 4 millions d’usagers, confirme que plus de 3 millions d’entre eux reçoivent une eau dont les teneurs en R471811 sont quatre à cinq fois supérieures au seuil réglementaire. « Les eaux de surface, qui forment 97 % de nos ressources, la Seine, la Marne et l’Oise, sont toutes contaminées, précise Sylvie Thibert, chargée de la gestion des risques sanitaires au Sedif. Sur nos trois usines de production, celle de Méry-sur-Oise dispose de deux filières de traitement, l’une conventionnelle, l’autre membranaire. Seule cette dernière permet de faire revenir l’eau que nous distribuons sous la limite de qualité réglementaire. »

Dans le Grand Ouest, la situation n’est pas différente. « Nous recherchons cette molécule depuis janvier et nous en retrouvons presque partout, dit Mickaël Derangeon, vice-président d’Atlantic’Eau, l’un des services publics de l’eau en Loire-Atlantique. Sur nos 550 000 abonnés, 490 000 reçoivent une eau qui n’est pas conforme. » Soit environ 90 % de la population desservie, qui reçoit une eau dont la teneur en R471811 est deux à six fois au-dessus de la norme de qualité.

Dans certaines régions, les associations commencent à s’inquiéter, mais ne trouvent pas de réponse auprès des autorités. « Après des demandes d’information à l’ARS des Hauts-de-France qui se sont révélées infructueuses, nous avons décidé de procéder nous-mêmes à des tests, raconte Didier Malé, président du Regroupement des organismes de sauvegarde de l’Oise (ROSO). Des prélèvements sur les réseaux d’eau potable des communes de Montlevèque, Barbery et Vignemont ont été analysés par un laboratoire agréé et montrent des quantités très importantes du R471811 dans l’eau du robinet, qui sont quatre à vingt-deux fois supérieures au seuil de qualité. » Le Monde a pu consulter ces relevés d’analyse.

Coût de la dépollution

« C’est une situation inédite, et qui nous angoisse au plus haut point, confirme Régis Taisne, chef du département cycle de l’eau à la Fédération nationale des collectivités concédantes et régies (FNCCR). Toutes les remontées que nous avons de nos adhérents indiquent que dans la grande majorité des cas, quand on cherche cette molécule, on la trouve, et souvent à des taux supérieurs au seuil de qualité. » Les technologies à mettre en œuvre pour lutter contre le métabolite – charbons actifs, nanofiltration et/ou osmose inverse (une technique de filtration) – sont particulièrement coûteuses et énergivores.

« Le financement de la dépollution se pose avec acuité », relève Raymond Loiseleur, directeur général des services du Sedif. La probabilité est en effet forte que l’usager soit in fine mis à contribution. M. Derangeon estime que la mise à niveau des filières de traitement pourrait renchérir le prix de l’eau d’environ 50 % pour les usagers de Loire-Atlantique. Ces techniques, outre leur coût, peuvent avoir d’autres inconvénients. « Ces technologies posent aussi des questions inquiétantes de rendements à l’heure où l’on sait que la ressource va devenir de plus en plus rare, précise-t-il. Avec l’osmose inverse, par exemple, on rejette dans le milieu 15 % à 20 % de l’eau initialement pompée, et cette eau rejetée est, de plus, bien plus concentrée en polluants… »

Quels que soient les inconvénients environnementaux des solutions techniques, les investissements à consentir pour traiter le R471811 – mais également d’autres micropolluants – sont considérables. « On parle à l’échelle nationale de plusieurs milliards d’euros d’investissement qui seront nécessaires, explique Régis Taisne. On s’en sortira sans doute sur les grosses unités, mais pour les petites collectivités, il semble pour l’heure économiquement inimaginable de mettre en œuvre ces solutions techniques. » Au Sedif, on explique à titre d’exemple que la mise à niveau des usines de Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis) et de Choisy-le-Roi (Val-de-Marne) devrait représenter un coût de 870 millions d’euros et permettrait de revenir dans la zone de conformité.

« Fracture de confiance »

Le risque, tel que l’entrevoit le responsable d’un opérateur public qui a requis l’anonymat, est de voir s’installer deux fractures. « On peut craindre une fracture territoriale, avec des petits réseaux en zones rurales qui ne pourront pas fournir une eau répondant aux critères de qualité, et une fracture de confiance avec les usagers, dit-il. Il est impossible d’expliquer aux gens que leur eau n’est pas conforme aux critères de qualité, mais qu’elle est potable. »

Une telle situation ne pourra pas durer éternellement. La réglementation n’impose pas de restriction des usages de l’eau (consommation, cuissons des aliments, etc.) lorsque les teneurs en pesticides et en métabolites pertinents dépassent les seuils de qualité – 0,1 µg/l par substance et 0,5 µg/l pour leur somme. Pour chaque produit est établi un seuil sanitaire provisoire en deçà duquel aucune restriction n’est immédiatement prévue. La valeur fixée pour le R471811, 3 µg/l, n’a jamais été dépassée dans l’eau distribuée, selon les données colligées par l’Anses. Cependant, la loi prévoit que le dépassement des seuils de qualité ne peut durer que trois ans, renouvelable une fois. Au terme de ces six années, les fournisseurs sont tenus de faire revenir l’eau distribuée dans la zone de conformité pour qu’elle puisse être bue par les usagers.

En réalité, comme le dit Mickaël Derangeon, « le chlorothalonil ayant été utilisé pendant cinquante ans, il est certain que les gens boivent un peu partout une eau qui n’est pas conforme aux normes de qualité depuis longtemps ». Quant à savoir combien de temps sera nécessaire, après l’interdiction de sa molécule-mère, pour que le R471811 disparaisse de l’environnement, la question est ouverte. Mais les éléments de réponse disponibles ne sont guère encourageants. En Suisse, où les métabolites du chlorothalonil ont été identifiés pour la première fois dès le milieu des années 2010, « la suspension d’usage que nous avons demandée aux agriculteurs, pendant plusieurs années, n’a pas permis de faire baisser les taux retrouvés dans l’eau », raconte Pierre-Antoine Hildbrand, conseiller municipal de la ville de Lausanne chargé de l’eau.

« Jusque dans l’eau d’Evian »

C’est la vigilance de chimistes de la confédération helvétique qui a alerté les autorités de différents Etats membres, dont la France. « On s’est notamment basé sur les articles de Karin Kiefer [chercheuse à l’Institut fédéral suisse des sciences et technologies aquatiques] et ses collaborateurs, publiés en 2019 et 2020, pour intégrer les métabolites du chlorothalonil dans la liste des 150 substances sur lesquelles nous voulions avoir plus de visibilité, dit-on à l’Anses. Le point d’alerte était clair, puisque nos collègues trouvaient des produits de dégradation de ce fongicide à peu près partout, jusque dans l’eau d’Evian. »

Les autorités sanitaires helvétiques ont établi que le R471811 était présent dans 60 % des captages du Plateau suisse – la région qui concentre les deux tiers de la population du pays – à des taux supérieurs à 0,1 µg/l. Et en 2022, environ 8 % des Suisses, soit 700 000 personnes, recevaient au robinet une eau non conforme pour cette molécule.

La principale inconnue demeure les effets sanitaires possibles de ces traces. « Le fait d’être au-delà des critères de qualité n’induit pas nécessairement un risque pour la santé, dit Régis Taisne. Il y a en effet une incertitude sur les risques sanitaires associés au R471811 : nous ne disposons pas d’études de long terme sur ses effets sanitaires et l’application du principe de précaution est tout à fait légitime. Mais compte tenu des investissements potentiellement gigantesques sur les filières de traitement, les acteurs de l’eau aimeraient quand même savoir si cette molécule est effectivement problématique. » Atlantic’Eau s’est ainsi rapproché de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) pour financer une thèse sur le sujet, sans attendre des données nouvelles de la part du fabricant ou des autorités sanitaires.

De son côté, Syngenta précise qu’elle a mené une étude de 90 jours sur le rat à la demande de l’Anses pour « répondre aux questions dans les différents pays européens ». Les résultats finaux devraient être disponibles d’ici à la fin de l’année. Une autre étude de toxicité est en cours « conformément aux exigences de l’Anses », ajoute la firme, afin de calculer un seuil sanitaire définitif pour le R471811 qui remplacera la valeur transitoire aujourd’hui fixée à 3 µg/l.

En Suisse, les relations entre la firme et les autorités sanitaires sont tendues. En 2020, Syngenta a ainsi poursuivi l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV) devant le tribunal administratif fédéral helvétique. En cause, la classification du R471811 comme « pertinent » , c’est-à-dire potentiellement problématique, qui est contestée par la firme. Celle-ci affirme en substance que les autorités sanitaires suisses se sont contredites d’une année sur l’autre sur le risque éventuel, introduisant une inquiétude inutile chez les distributeurs et la population.

« La plainte ne porte pas uniquement sur l’ingrédient actif en soi, mais surtout sur le fait que les autorités prennent des décisions d’approbation fondées sur des données scientifiques et compréhensibles, dit-on chez Syngenta. Ce n’est qu’ainsi que l’innovation restera possible à l’avenir. Un jugement est en attente. » Interrogé à l’automne 2022 pour savoir s’il était libre de communiquer au public les informations qu’il considère utiles sur les métabolites du chlorothalonil, l’OSAV avait laconiquement répondu au Monde : « Non. »

De nombreux métabolites

En France, la direction générale de la santé assure que « le programme de contrôle sanitaire des ARS va progressivement intégrer, à partir de 2023, le chlorothalonil et ses métabolites, en lien avec la montée en compétences des laboratoires agréés », afin de fournir des résultats fiables de contamination. Selon nos informations, le cabinet de la première ministre, Elisabeth Borne, a été mis au courant de la situation le 26 mars, quatre jours avant que le président de la République, Emmanuel Macron, ne présente son plan « eau ». Le constat de la contamination des ressources hydriques par des métabolites de pesticides en est toutefois absent.

Le jour de l’annonce du plan, le ministre de l’agriculture, Marc Fesneau, annonçait en outre sa volonté de maintenir en usage le S-métolachlore, dont les métabolites sont également responsables d’une pollution à grande échelle des nappes phréatiques françaises. A l’Assemblée, une résolution a été déposée par des députés de la majorité pour éviter les « surtranspositions », c’est-à-dire les retraits de pesticides décidés au niveau national avant qu’ils n’interviennent au niveau européen. Et au Sénat, une proposition de loi portée par le sénateur Laurent Duplomb (Les Républicains) vise aussi, notamment, à permettre le maintien sur le marché de pesticides tant qu’ils n’ont pas été retirés au niveau communautaire.

Quant aux incertitudes sur l’étendue du problème, elles demeurent. « Il existe de nombreux métabolites de pesticides qu’on n’est pas encore capable de doser, et il y a encore sans doute quelques surprises à attendre », conclut Sylvie Thibert, du Sedif.

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