Il y a vingt ans, l’usine AZF explosait à
Toulouse. En cause : le nitrate d’ammonium. Il est massivement utilisé
pour fabriquer les engrais azotés de synthèse, dont l’agriculture
française est extrêmement friande. Comment se passer de ces engrais
dangereux et climaticides ?
Il était 10 h 17 le 21 septembre 2001 quand la détonation a secoué
Toulouse. Une explosion équivalente à un séisme de magnitude 3,4 sur
l’échelle de Richter [1].
Elle a tué 31 personnes, en a blessé près de 2 500 dont 300 ont été
hospitalisées plus de six jours. Les 80 hectares de l’usine ont été en
grande partie dévastés. Autour, 26 000 logements ont été endommagés,
parfois gravement.
Cette déflagration dévastatrice provenait de l’usine AZF,
et plus précisément d’un stock d’environ 300 tonnes de nitrate
d’ammonium. Un puissant explosif, mais aussi le principal composant de
l’ammonitrate, un engrais azoté de synthèse [2]
massivement utilisé dans l’agriculture française. Un produit banal,
diraient la plupart des agriculteurs, mais désormais questionné : car
dix-neuf ans après AZF, en août 2020, une explosion similaire a dévasté le port de Beyrouth (Liban), causant deux cents morts.
Un rapport gouvernemental officiel a récemment souligné les failles de la réglementation
et mis au jour des pratiques dangereuses concernant le transport et le
stockage des ammonitrates en France : déchargements dans des ports
fluviaux sans aucune précaution de sécurité, stockage dans des zones à
fort risque incendie, aucune surveillance des stocks de moindre taille
mais également dangereux, etc. Des risques démultipliés par l’addiction
de la France à ce type d’engrais. Avec environ 1,5 million de tonnes
consommé rien qu’en nitrate d’ammonium haut dosage, la France est l’une des premières consommatrices de l’Union européenne. Or, « ces dangers industriels sont un choix. Nous n’avons pas besoin des nitrates d’ammonium pour l’agriculture », estiment les Amis de la Terre, qui ont lancé une campagne sur le sujet.
« En un demi-siècle, on a multiplié par quatre le rendement du blé ! »
Alors, l’agriculture pourrait-elle se passer des ammonitrates, et même plus largement des engrais azotés de synthèse ?
Ils sont après tout interdits en agriculture biologique, de nombreux
agriculteurs s’en passent déjà. Pour croître, les plantes ont besoin
d’azote. Il peut être apporté par les déjections animales, les
légumineuses, le compost… ou par des engrais azotés de synthèse. Leur
arrivée a permis de mettre à disposition des plantes de fortes quantités
d’azote. La découverte de la réaction chimique permettant de fabriquer
ces engrais « est considérée comme l’invention la plus importante de l’histoire de l’agriculture », dit à Reporterre Claude Aubert, agronome et auteur des Apprentis sorciers de l’azote (éd. Terre Vivante, 2021). « En un demi-siècle, on a grosso modo multiplié par quatre le rendement du blé ! »
Un produit miracle mais « qui a énormément de conséquences, dont on parle peu »,
soutient Manon Castagné, chargée de campagne chez les Amis de la Terre.
Car outre les risques industriels, ces engrais ont un lourd coût
écologique et ce, dès la phase de fabrication. « Il faut l’équivalent d’un kilo de pétrole pour fabriquer un kilo d’engrais »,
résume la chargée de campagne. Et une fois épandus dans les champs, les
engrais azotés ne sont pas entièrement consommés par les plantes. Une
partie s’évapore dans l’air sous forme de protoxyde d’azote, considéré
comme 298 fois plus réchauffant que le CO2. Une autre partie s’infiltre dans les sols. « On le retrouve dans les rivières, les nappes souterraines, les océans », indique Claude Aubert. Cela participe à accentuer le phénomène des algues vertes, ou à polluer l’eau du robinet.
De surcroît, « quand on a
remplacé le fumier par les engrais azotés de synthèse, on n’a pas vu que
le fumier n’apportait pas que de l’azote, mais aussi de la matière
organique. En trente ans, les sols ont perdu la moitié de leur matière
organique », poursuit
l’agronome. S’est alors amorcé un cercle vicieux : sans matière
organique, les micro-organismes du sol n’ont plus de quoi se nourrir.
Or, ce sont eux qui font le travail de mise à disposition de l’azote
pour les plantes… Ce qui oblige à augmenter les engrais azotés de
synthèse pour compenser. Selon l’Institut national de recherche pour
l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), « les activités agricoles ont généré en 2010 en moyenne 32 kilogrammes par hectare de surplus d’azote ». Qui se retrouve ensuite souvent dans les cours d’eau, générant leur eutrophisation.
Les cultures de légumineuses apportent de l’azote dans le sol
« Si on supprimait du jour au
lendemain les engrais chimiques, les rendements baisseraient, et la
moitié des agriculteurs français qui font des grandes cultures feraient
faillite », résume Claude Aubert. « Il faut une approche systémique », confirme Jean-Bernard Lozier, cultivateur dans le sud de l’Eure. Il assure avoir réduit de 60 % son utilisation des engrais de synthèse en mettant en œuvre les principes de l’agriculture intégrée à partir des années 2000 [3].
M. Lozier a fait évoluer sa ferme peu à peu, en introduisant de plus
en plus de cultures différentes. Neuf désormais - blé d’hiver et de
printemps, orge, féveroles, lin textile, maïs, tournesol, sorgho -
contre trois en moyenne chez ses voisins. Certaines sont moins
gourmandes en azote : « Le lin textile nécessite 20 unités d’azote à l’hectare, contre environ 200 pour du blé. » D’autres, les légumineuses, apportent de l’azote dans le sol. En diminuant les engrais, « j’ai un peu moins de rendement », reconnaît-il. Mais ses dépenses ont aussi diminué : « Ma
marge est exactement la même que pour les autres fermes
conventionnelles. Si toutes les fermes de France en faisaient autant, on
exporterait moins de blé, mais on pourrait boire l’eau du robinet sans
souci. »
« Une baisse des rendements ne serait pas embêtante »,
estime Philippe Camburet, président de la Fédération nationale de
l’agriculture biologique et cultivateur dans l’Yonne. Comme Claude
Aubert, ou les Amis de la Terre, il prône l’arrêt à terme de
l’utilisation des engrais azotés de synthèse, et le passage à
l’agriculture biologique. « Nous sommes dépendants des imports de nitrate d’ammonium. Et pour compenser, on exporte du blé. C’est une fuite en avant. »
Pour fertiliser sa ferme, lui aussi utilise les légumineuses et fait
plus de rotations de cultures. Il propose également une relocalisation
des élevages, qui permettent d’apporter des engrais organiques. « Il faudrait un atelier d’élevage au sein de chaque ferme, ou dans le voisinage, avec des partenariats entre agriculteurs. » Une vision à rebours de la spécialisation des régions, qui a concentré les élevages en Bretagne.
« Qui dit produire moins dit des céréales plus chères, des gens qui ne mangent pas à leur faim », conteste Thierry Coué, vice-président en charge de l’environnement à la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles), premier syndicat de la profession. « L’ammonitrate
est un engrais très efficace, qui agit très vite. Augmenter, diminuer,
ce n’est pas la question. Je suis pour optimiser la ressource. » Un communiqué du syndicat de mars 2021 fustigeait l’idée d’une « surutilisation » des engrais de synthèse, assurant que « les livraisons en azote ont diminué de 20 % depuis 1990 ».
Une baisse de l’usage de ces engrais demande une profonde transformation de l’agriculture
Côté sciences, la possibilité d’une sortie des engrais azotés de
synthèse n’a été que très récemment étudiée. Des chercheurs de l’Inrae ont publié en mai 2021 les premiers scénarios
qui étudient la possibilité de passer à l’agriculture biologique
partout dans le monde du point de vue du besoin d’engrais. Y aura-t-il
assez d’engrais organiques pour remplacer les engrais azotés de synthèse ? Les résultats préliminaires de l’étude confirment « une baisse importante de rendement des cultures ».
Pour eux, pour supporter cette baisse de rendements, il faudrait
diminuer le nombre de porcs et volailles (qui mangent des céréales comme
les humains), rapprocher les élevages de bovins des cultures, baisser
notre consommation alimentaire - qui est trop élevée - dans les pays
développés et réduire de 50 % le gaspillage alimentaire. Ainsi, ils estiment que l’on pourrait convertir au bio jusqu’à 60 % des surfaces agricoles de la planète, tout en satisfaisant la demande alimentaire mondiale.
Reste que toute baisse de l’usage de ces engrais implique une profonde transformation de l’agriculture, et donc « des moyens financiers et une vraie politique », insiste Manon Castagné. Elle juge sévèrement les actions mises en avant par le gouvernement jusqu’ici. « La directive nitrates n’a eu qu’un effet temporaire ; les plans d’épandage ne portent que sur l’azote issu des élevages et pas l’ammonitrate ; le plan Prepa ne vise que l’ammoniac ; la TVA réduite sur les engrais bios n’a pas eu d’effet ! »
Récemment, la proposition de mise en place d’une redevance sur les
engrais azotés, une idée de la Convention citoyenne mise dans la loi
Climat, a été retoquée par le gouvernement au profit d’un simple rapport pour en étudier la possibilité. Un manque de volonté politique, confirmé par une note du ministère de l’Agriculture révélée par Reporterre, qui déconseillait la mise en place de cette mesure, en raison d’un « risque élevé de perte de compétitivité pour l’agriculture française vis-à-vis de ses concurrents européens ».
En attendant, l’import de nitrate d’ammonium se développe. À Port-la-Nouvelle (Aude), l’agrandissement controversé du port
prévoit un hangar d’un kilomètre carré pour stocker de l’engrais.
L’objectif est d’y faire transiter jusqu’à 700 000 tonnes chaque année.
Un partenariat avec le géant mondial des engrais de synthèse, Yara, est
évoqué. Le gouvernement, lui, en est encore à réviser le guide de bonnes pratiques pour la manipulation de l’ammonitrate en agriculture.