mercredi 9 mars 2022

Biodiversité en haute mer : « Donnons des droits au plancton pour rendre visible son activité »

 Alors que s’ouvre à New York la dernière phase des négociations intergouvernementales sur la protection de la biodiversité en haute mer, cinq chercheurs de l’Ecole normale supérieure plaident, dans une tribune au « Monde », pour reconnaître « la dignité de ce travail inlassable » du plancton qui produit l’oxygène nécessaire à la vie sur Terre, et séquestre du carbone.

Tribune. Ce 7 mars s’ouvre à New York la dernière session de la conférence intergouvernementale chargée d’élaborer un nouvel instrument juridique en vue de la protection et de la conservation à long terme de la biodiversité dans les zones maritimes situées en dehors des juridictions nationales (négociations dites « BBNJ », biodiversity beyond national jurisdiction).

Ces négociations, organisées par les Nations unies, devraient déboucher en juin sur un nouveau traité international. Son but : équilibrer deux points de vue en tension parmi les Etats. D’un côté, un principe de liberté, de l’autre, une nécessité de protection. Depuis le Mare liberum de Grotius en 1609, la liberté des mers porte sur l’exploitation des ressources et sur la circulation des biens et des personnes.

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Pour schématiser, les Etats du Nord prônent l’idée que les ressources de la haute mer forment des Res nullius, des choses appropriables et exploitables par le premier venu. Les pays en voie de développement préfèrent considérer ces parties de l’océan comme un patrimoine commun de l’humanité.

Plutôt que d’aborder le problème sous l’angle des prérogatives étatiques, nous aimerions adopter le point de vue de la biodiversité et de sa protection. Les trois grands enjeux de protection de la biodiversité en haute mer sont les ressources halieutiques, les ressources génétiques marines, et le maintien du rôle de régulation du climat par l’océan.

Les fonctions du plancton ont une valeur inestimable

Dans les deux premiers cas, la notion de ressource est mise au premier plan, mais dans le troisième c’est celle d’une fonction remplie par la biodiversité. Or la protection des ressources et la protection des fonctions de la biodiversité n’invitent pas à la même approche conceptuelle et juridique. En particulier, en plaçant l’idée de ressource au centre des débats juridiques, la discussion entérine une idée devenue dominante en économie de la biodiversité : la nature nous rendrait avant tout des services écosystémiques dont on peut estimer la valeur, et dont il est intéressant de protéger la biodiversité native pour continuer à en jouir.

L’idée de fonctions subsiste en arrière-plan, mais est occultée par la valeur économique des services rendus. Or il faut bien des capacités inhérentes aux écosystèmes et des conditions dans lesquelles ces capacités peuvent s’exercer pour que ces services soient fournis. Prenons le cas du plancton. Le plancton exerce deux fonctions principales. La première est la production d’oxygène par le phytoplancton (le plancton végétal), et représente la moitié de tout l’oxygène produit sur Terre.

La seconde est la séquestration du carbone par le phytoplancton et le zooplancton (le plancton animal), ce qui permet aux océans d’absorber environ 30 % du carbone émis par les activités humaines. Ces fonctions du plancton ont une valeur inestimable. Toutefois, il ne nous paraît pas approprié de simplement dire que la biodiversité marine, et le plancton en particulier, nous rendent des services.

Reconnaître le travail du plancton

Nous pensons que l’accent doit être plutôt mis sur le fait que le plancton travaille, si par « travail » nous entendons l’activité d’un agent en vue de la production d’un bien et d’une valeur ajoutée. Le travail est un facteur de production qui doit être rémunéré et dont la rémunération permet la reproduction de la force de travail. La reconnaissance du travail du plancton doit plus encore rendre envisageables des relations contractuelles et de réciprocité entre lui et nous, au-delà de la réception unilatérale d’un service.

Autrement dit, le plancton, à partir du moment où les fonctions qu’il remplit et les bénéfices qui en découlent sont reconnus comme relevant d’une forme de travail, devrait acquérir des droits qui appartiennent aux travailleurs. La reconnaissance de tels droits serait apte à modifier la nature des négociations en cours.

La notion de patrimoine commun de l’humanité vise assurément l’équité entre les Etats. Mais elle néglige une autre équité : celle qui pourrait prévaloir entre le travail de la nature et les services rendus aux humains. En appliquant la catégorie du travail au plancton, nous voulons rendre visible son activité et les conditions optimales pour l’accomplissement de ses fonctions.

Le plancton est le travailleur migrant par excellence

Pour défendre ses droits à la dignité, au repos, à des horaires soutenables, à une rémunération congrue, à des mesures de sécurité, un travailleur humain détient le droit de se syndiquer. Le syndicat transforme un rapport de force pur en un rapport de droit. Entre les Etats et la biodiversité, la force est actuellement du côté des intérêts humains, parce que la biodiversité, en tant que telle, ne détient pas de droits.

En second lieu, un syndicat permet de corréler le travail à des possibilités politiques : la représentation des intérêts, l’action en vue de leur préservation et la négociation entre les parties impliquées. Le plancton est une entité éminemment collective dans son fonctionnement biologique, dont le travail, les intérêts, et, nous espérons, bientôt les droits, devraient servir d’emblème aux négociations BBNJ.

Le plancton est le travailleur migrant par excellence, apatride, difficile à fixer à un endroit ; il traverse les zones maritimes de juridiction nationales et internationales. La reconnaissance de droits du plancton permettrait d’articuler le volet « ressources » et le volet « liberté » des négociations, de concilier les intérêts humains étatiques et les intérêts collectifs d’éléments de la nature.

La biodiversité, aujourd’hui appréciée essentiellement pour ses services écosystémiques, accomplit en réalité un travail. Notre approche juridique/heuristique du plancton implique avant tout de reconnaître la dignité de ce travail inlassable d’une multitude d’êtres qui peuplent l’océan au-delà de l’emprise des Etats.

Les signataires de la tribune sont : Sacha Bourgeois-Gironde, professeur à l’université Panthéon-Assas Paris-II, responsable de l’équipe Environnement : concepts et normes, ECN-team  Paris, Institut Nicod, Paris ; Roberto Casati, directeur de recherches au CNRS, directeur d’études de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Institut Nicod, Paris ; Emilie Flamme, chargée de mission à l’ECN-team – Paris, Institut Nicod, Paris ; Quentin Hiernaux, chercheur post-doctorant, à l’Institut Nicod, EHESS ; Eva Wanek, doctorante à l’Institut Nicod, CNRS-ENS, Paris.

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