dimanche 1 septembre 2019

« La confrérie des insectes », ces scientifiques indépendants qui enquêtent sur la disparition des abeilles

Dans son livre « Et le monde devint silencieux », notre journaliste Stéphane Foucart dévoile comment l’agrochimie a infiltré et instrumentalisé des organisations scientifiques reconnues et des ONG de protection de la nature.
Pourquoi les insectes ne viennent-ils plus s’abîmer sur nos pare-brise, pourquoi leur bourdonnement joyeux n’anime-t-il plus autant nos jardins ? Dans un ouvrage intitulé Et le monde devint silencieux, édité conjointement par Le Monde et Seuil, notre journaliste Stéphane Foucart raconte comment les grandes firmes d’agrochimie sont parvenues à installer l’idée que l’effondrement des pollinisateurs était un mystère, en aucun cas lié à la mise sur le marché, au début des années 2000, des insecticides néonicotinoïdes. Une stratégie du doute calquée en tous points sur celle mise en œuvre par l’industrie du tabac dans les années 1950. A l’époque, les cigarettiers, inquiets des études révélant que les goudrons de la cigarette étaient cancérigènes, font appel à un communicant de génie, John Hill. Ce dernier théorise le fait que combattre la recherche est une perte de temps. Mieux vaut faire diversion en la poursuivant, en faisant ce que l’historien des sciences Robert Proctor a appelé de la « recherche leurre ». La cigarette provoquerait des cancers ? Et l’hérédité ? Et la nutrition ? Et le stress ? Et la pollution ? Autant de domaines de recherche que les industries du tabac se mettent à financer avec ardeur. Cet écran de fumée qui leur a permis si longtemps de faire douter de l’effet cancérigène de leur produit a été mis en place de manière similaire et redoutablement efficace par l’industrie agrochimique. Ainsi les fabricants de pesticides tentent-ils de comprendre la disparition des abeilles…
Dans un chapitre du livre de Stéphane Foucart, dont nous publions un large extrait ci-dessous, notre journaliste décortique la façon dont ces firmes ont infiltré, financé et instrumentalisé des organisations scientifiques ou associatives. Face à eux, « la confrérie des insectes » est sur un chemin de crête. Ce groupe de 70 scientifiques (biologistes, toxicologues, ornithologues, entomologistes, spécialistes de conservation, etc.) d’une vingtaine de nationalités regroupés au sein de la Task Force on Systemic Pesticides tente, depuis dix ans, de mener une recherche totalement indépendante des firmes, sur les causes réelles du déclin des insectes, des oiseaux et du reste du vivant. Un projet mené en parallèle de leurs travaux académiques, sur leur temps personnel et sur leurs propres deniers.
Voici l’extrait :
Un jour, au mitan des années 2000, un biologiste néerlandais, Maarten Bijleveld van Lexmond, réalise que le jardin de sa maison de Notre-Dame-de-Londres, dans le sud de la France, est étrangement dépeuplé. Que l’abondance et la diversité des insectes dans la campagne alentour diminuent rapidement. « Ce constat me tracassait, quelque chose n’allait pas, raconte-t-il. Je n’ai pas tout de suite pensé aux pesticides : moi, j’appartiens à l’époque de Rachel Carson, celle du DDT et des autres pesticides organochlorés, interdits dans les années 1980… » Dernier cofondateur encore vivant de la branche néerlandaise du World Wildlife Fund (WWF), Maarten Bijleveld van Lexmond pensait que les problèmes majeurs posés par les phytosanitaires étaient derrière lui.
« Au printemps 2009, j’ai commencé à recevoir des courriers d’entomologistes m’alertant sur le déclin catastrophique des insectes en Europe, raconte-t-il. J’ai tout de suite mis en relation ces alertes avec ce que j’observais autour de moi. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il fallait agir d’urgence. » Au cours de l’été, il invite chez lui une douzaine de scientifiques français et suisses, de plusieurs disciplines, tous également inquiets de la situation. Ensemble, ils rédigent un bref texte – l’appel de Notre-Dame-de-Londres – sous le titre : « Pas de nouveau printemps silencieux ! », en référence au titre de l’opus magnum de Rachel Carson.
Leurs soupçons se portent sur les nouvelles générations de pesticides systémiques neurotoxiques, les néonics et le fipronil. Leur appel restera largement confidentiel ; le public n’en entendra jamais parler. Bien vite, Maarten Bijleveld van Lexmond reçoit le soutien de deux scientifiques d’envergure : le Suisse Pierre Goeldlin de Tiefenau et le Français François Ramade. Le premier est biologiste et entomologiste, ancien professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et à l’université de Lausanne, directeur du Muséum d’histoire naturelle de la même ville. Il est l’un des plus grands spécialistes européens des syrphides – cette famille de mouches colorées dont les parures imitent parfois celles des abeilles et des guêpes, et qui ont aujourd’hui presque totalement disparu de nombreux paysages européens. Professeur émérite à l’université Paris-Sud, le second est l’un des pères fondateurs de l’écotoxicologie : sommité de l’étude des effets environnementaux des pesticides, il a contribué à fonder ce domaine de recherche, dès la fin des années 1950. En janvier 1977, Écotoxicologie, son ouvrage séminal publié par l’éditeur scientifique Masson, a été le premier titre ainsi intitulé au monde et la première synthèse des travaux de cette discipline naissante.
Les trois scientifiques contactent d’autres chercheurs, biologistes, toxicologues, ornithologues, entomologistes, spécialistes de conservation, sollicitent leurs opinions, leurs observations et leurs hypothèses sur la catastrophe qu’ils constatent de visu. Les trois hommes grisonnants – tous nés avant la Seconde Guerre mondiale – rencontrent à l’automne 2009 la direction générale de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), la plus vénérable et la plus célèbre des ONG de protection de la biodiversité, pour lui faire part de leur inquiétude. Il n’en sortira pas grand-chose. Mais autour des trois scientifiques vont peu à peu s’agréger d’autres chercheurs de diverses nationalités, tous également inquiets de l’effondrement manifeste des insectes, des oiseaux et du reste du vivant.
Artisan des premières recherches sur le sujet, le chimiste et toxicologue Jean-Marc Bonmatin, chercheur au CNRS, le vaisseau-amiral de la recherche académique française, est invité par François Ramade à participer aux premiers brainstormings. « La première réunion formelle du groupe s’est tenue dans une petite salle de l’université Paris-Sud en 2010. Nous n’étions alors qu’une dizaine et nous sommes restés toute la journée à confronter toutes les causes susceptibles d’expliquer le déclin accéléré des oiseaux et des insectes, raconte-t-il. Le soir venu, toutes les hypothèses possibles avaient été discutées : l’éclairage nocturne, le changement climatique, etc. Bien sûr, il n’y a jamais une cause unique à des phénomènes aussi complexes, mais nous cherchions celle qui domine toutes les autres et qui a un caractère mondial. Parmi les pesticides, nous avons donc bien évidemment privilégié les insecticides puisqu’ils sont faits pour tuer les insectes. Puis parmi eux, nous avons cherché ceux qui étaient à la fois les plus efficaces, les plus persistants et qui étaient utilisés avec le plus d’acharnement. Nous sommes arrivés à ce consensus : la seule hypothèse qui tenait la route était celle d’une responsabilité majeure des néonics et/ou du fipronil. » Au fil des mois, de nouveaux scientifiques rejoignent ce groupe informel et, parallèlement à leur activité académique d’enseignement et de recherche, participent aux discussions. Le groupe de travail sur les pesticides systémiques (TFSP, pour Task Force on Systemic Pesticides) est né.
Moins d’une décennie plus tard, la TFSP rassemble quelque 70 scientifiques d’une vingtaine de nationalités et d’une grande variété de disciplines, tous affiliés à des universités, des organismes publics de recherche, membres de sociétés savantes, voire d’administrations publiques. Ce qui est devenu au fil des ans un consortium scientifique international est, aussi, une sorte de confrérie, voire une société secrète. La liste des membres de la TFSP n’est pas publique et certains veulent rester très discrets. « Il n’existe que deux personnes qui disposent de la liste complète de nos membres, témoigne un des fondateurs du groupe. Nous savons tous que les scientifiques qui travaillent sur les pesticides sont fréquemment attaqués, mis en cause dans leur intégrité scientifique, fragilisés professionnellement ou font l’objet de tentatives pour les dénigrer ou les influencer. Nous avons très tôt voulu protéger les membres les plus jeunes ou les plus statutairement fragiles, par exemple ceux qui ne disposent pas encore d’une position académique qui les protège. »  
Que faire, lorsqu’on est chercheur, pour alerter ? Comment agir ? La réponse est évidente : étudier, rassembler les connaissances, écrire, publier. Et faire tout cela selon les règles de la science. Au fil des réunions, les membres du collectif se répartissent les tâches pour synthétiser l’état du savoir sur les néonicotinoïdes et le fipronil. Dans cette jungle touffue et inextricable qu’est la littérature savante, débusquer toutes les données pertinentes, les mettre en cohérence et en perspective, est un travail que seuls des hommes de l’art peuvent accomplir.
Chaque étude est comme une pièce isolée d’un grand puzzle. Prise isolément, elle ne dit pas grand-chose. Ce qu’entreprend la TFSP, c’est retrouver toutes les pièces du puzzle et les assembler. Sans cette vue d’ensemble, la somme importante de travaux scientifiques déjà disponible à l’époque sur le sujet ne fait pas sens. « On s’est simplement dit que si nous ne le faisions pas, personne d’autre ne le ferait à notre place », raconte Jean-Marc Bonmatin. En 2011, la TFSP trouve auprès de la fondation d’une banque néerlandaise – la Fondation Triodos – les maigres financements nécessaires à son fonctionnement, au moins pour permettre que les membres du collectif se réunissent une à deux fois l’an. « Tous les collègues qui participent à la TFSP travaillent à ce projet sur leur temps libre, le soir, les week-ends, la nuit parfois, explique Jean-Marc Bonmatin. La plupart du temps, ils prennent eux-mêmes en charge les frais de transport, même s’ils sont coûteux, en particulier pour nos collègues asiatiques. La moindre des choses est que le collectif puisse prendre en charge les frais d’hébergement et quelques repas. »
En 2012, la TFSP reçoit le soutien institutionnel de l’UICN. Pour les membres du collectif, c’est un début de reconnaissance de l’importance du travail entrepris : l’UICN, qui tient la célèbre liste rouge des espèces menacées, est un peu à la défense de la nature ce que les Nations unies sont à la diplomatie. Plus d’un millier d’associations, des États, des agences gouvernementales sont membres de cette organisation dont le travail fait autorité et participe à l’orientation des politiques publiques de protection de la nature dans de nombreux pays. Bien qu’indépendante de toute tutelle formelle, la TFSP s’inscrit alors dans l’organigramme institutionnel de la grande ONG internationale basée à Gland, en Suisse.
Et le travail avance. Début 2014, six épais manuscrits sont prêts à être publiés et une revue scientifique en accepte la publication. Tout le savoir disponible sur les néonics y est rassemblé, à travers plusieurs thèmes : usages, devenir dans l’environnement et voies d’exposition, effets collatéraux sur les insectes non ciblés et sur les vertébrés, risques pour le fonctionnement des écosystèmes, alternatives à leur utilisation. Toute la connaissance disponible sur le sujet est réunie en près de 200 pages bardées d’une bibliographie de près d’un millier d’études. Le tout encadré d’une introduction et d’une conclusion signée par trente scientifiques membres de la TFSP ne craignant pas d’être exposés et qui ne font pas mystère de la gravité de la situation.
La publication de l’ensemble, dans un numéro spécial de la revue Environmental Science & Pollution Research, aura un fort impact médiatique et scientifique. Et, signe que les travaux de synthèse de la TFSP dérangent, leurs membres sont aussitôt attaqués, dans la blogosphère, par des faux nez de l’industrie agrochimique : le travail conduit par le consortium – qui n’est, rappelons-le, qu’une synthèse – serait militant, biaisé, etc. Le Genetic Literacy Project, un site Internet basé aux États-Unis et lié à l’industrie agrochimique, leur a consacré pas moins d’une dizaine d’articles entre 2014 et 2018, les qualifiant d’« activistes » pratiquant une « recherche corrompue », etc. Entre autres liens révélés par la presse américaine, le site a participé à l’organisation, en 2014 et 2015, de sessions de « formation » de journalistes et de scientifiques, financées à hauteur de 300 000 dollars par Bayer, BASF DowDuPont et Monsanto. Le site compte aussi parmi ses animateurs et ses contributeurs d’anciens consultants rémunérés par les fabricants de cigarettes pour jeter le doute sur la nocivité du tabac… En France aussi, l’opprobre sera jeté sur les membres de la TFSP par des sites Internet tenus par des consultants de l’agro-industrie, dont l’un intitule l’un de ses articles, paru quelques mois après la publication des premières synthèses du groupe de chercheurs : « Des chercheurs au service de l’UICN ? »
Les choses ne sont pas si simples. Car, entre le collectif et l’UICN, les liens se sont singulièrement distendus. « Vers le début de l’année 2014, alors que nous mettons la dernière main à nos manuscrits, nous apprenons que l’UICN est en pourparlers avec Syngenta, dans l’objectif de conclure un partenariat », raconte Jean-Marc Bonmatin. Un partenariat qui s’accompagnerait de financements substantiels. « Parallèlement à cela, l’UICN nous demande, puisque nous sommes censés être un groupe de travail de l’organisation, la liste de nos membres, poursuit le chimiste français. Nous refusons aussitôt. » Le groupe accepte que ses travaux soient endossés par l’UICN, mais la TFSP entend rester totalement indépendante. Elle continue à publier des synthèses de la littérature scientifique et protège toujours jalousement l’anonymat de ses membres qui souhaitent rester discrets. Cette discrétion est-elle vraiment utile ? Elle l’est indiscutablement. En témoigne la révélation du « fichier Monsanto », en mai 2019 : ce fichier de plusieurs centaines de personnalités françaises, établi à des fins de lobbying par les communicants de Monsanto, comportait quelques noms de scientifiques… dont celui du vice-président de la TFSP.
Le 8 novembre 1994, James Todd, président de l’American Medical Association (AMA), prend sa plus belle plume. Le patron de la principale société professionnelle de médecins américains, éditrice de l’une des plus prestigieuses revues de recherche biomédicale – le Journal of the American Medical Association (JAMA) –, écrit à tous les doyens des facultés de médecine des États-Unis : il leur demande instamment de ne plus accepter le moindre financement de l’industrie du tabac. Ni directement ni par le biais des institutions créées par elle, comme le Tobacco Institute (Institut du tabac), le Center for Tobacco Research (Centre pour la recherche sur le tabac), le Smokeless Tobacco Research Council (Conseil pour la recherche sur le tabac sans fumée) ou encore le Center for Indoor Air Research (Centre pour la recherche sur l’air intérieur). « D’abord, les fonds alloués aident les industriels à convaincre les responsables politiques et le public qu’ils ont des projets de recherche légitimes en cours, continuant à chercher des liens entre la consommation de tabac et la santé, sous-entendant ainsi que la question est toujours controversée, écrit James Todd. Ensuite, l’industrie utilise ces fonds pour acheter le silence des universités et des chercheurs, pour s’associer à de prestigieuses institutions et s’offrir ainsi de la respectabilité. »
Ces mots semblent de simple bon sens aujourd’hui mais, au milieu des années 1990, de nombreux projets de recherche sont encore financés par les marchands de cigarettes. « La mission de la médecine et de la recherche biomédicale légitime n’est jamais, selon nous, compatible avec les objectifs de l’industrie du tabac, poursuit James Todd dans sa lettre. L’utilisation de l’argent du tabac par les facultés de médecine, pour financer leur recherche, compromet la confiance du public, construite depuis des décennies. L’AMA enjoint fortement aux départements médicaux de cesser d’accepter l’argent des cigarettiers et de leurs organisations. » L’objectif des marchands de cigarettes est toujours, in fine, d’écouler le plus de cigarettes possible ; leurs intérêts sont donc incompatibles avec la défense de la santé publique. Ce raisonnement simple, porté par James Todd en 1994, a été oublié. Car bien que l’objectif des marchands de produits phytosanitaires soit également, in fine, d’écouler le plus de pesticides possible dans l’environnement, il ne semble pas problématique de chercher à capter leur manne, ni pour la recherche ni même pour défendre la nature et la biodiversité.
Le 5 mars 2014, un courriel interne de l’UICN prévient plusieurs hauts responsables de l’organisation qu’une réunion d’une journée et demie est prévue, début avril, avec des cadres dirigeants de Syngenta, au quartier général de la firme, à Bâle (Suisse). Aussi importante soit-elle, l’UICN est en effet confrontée à un problème chronique de financement et cherche des ressources pour continuer à fonctionner. Le courriel interne fixe le cadre et l’objectif des discussions, dans cette novlangue si caractéristique du management anglo-saxon. Il faudra « explorer des objectifs communs [à l’UICN et Syngenta] pour aborder des éléments spécifiques des défis mondiaux en matière de conservation de la nature, de sécurité alimentaire et de durabilité agricole […], exprimer à quelle ambition et à quels objectifs stratégiques communs il serait possible de parvenir […], identifier des domaines de convergence et de divergence qui pourraient entraîner des changements positifs et tangibles […], parvenir à une décision claire quant à l’opportunité de s’engager dans des domaines spécifiques de collaboration ». Une phrase surprend particulièrement : l’un des objectifs de la réunion de haut niveau, lit-on dans le courriel, sera de « créer [avec Syngenta] l’espace d’un dialogue constructif sur les domaines de désaccord ». La réunion n’aura finalement pas lieu, d’abord reportée de plusieurs semaines ; en définitive, aucun accord ne sera conclu.

Moratoire européen

Mais le doute s’est instillé. D’autant que, début avril 2014, moins d’un mois après que l’annonce d’une réunion de pourparlers avec Syngenta a circulé à l’UICN, et alors que les discussions avec la firme agrochimique sont toujours d’actualité, l’ONG diffuse un surprenant communiqué de presse sur le déclin rapide des bourdons d’Europe. Ces pollinisateurs sauvages importants, jadis omniprésents dans tous les paysages européens, se font de plus en plus rares. Sur les 68 espèces recensées sur le Vieux Continent, 30 sont en déclin et 12 sont menacées d’extinction. A priori rien que de très banal. Mais plusieurs membres de la TFSP se montrent très circonspects sur la tournure du communiqué. « Le changement climatique, l’intensification de l’agriculture et les changements dans l’utilisation des terres agricoles sont les menaces principales auxquelles ces espèces sont confrontées », explique celui-ci. Les pesticides ? Le terme n’apparaît qu’une seule fois dans le texte diffusé par l’UICN, au cinquième paragraphe. Ce n’est d’ailleurs pas dans la bouche d’un responsable de l’ONG que le mot apparaît, mais dans une citation attribuée au Commissaire européen à l’environnement, Janez Potoċnik, qui précise : « Le déclin des bourdons européens est un problème qui doit être abordé sur tous les fronts. L’Union européenne a interdit récemment l’usage de certains pesticides qui sont dangereux pour les abeilles, et elle finance des recherches sur le statut de conservation des pollinisateurs. »
Nous sommes au début de l’année 2014 : le moratoire européen sur certains usages de trois néonicotinoïdes et du fipronil vient d’entrer en vigueur. Pourtant, hors de la citation de M. Potoċnik, le communiqué de l’ONG ne dit rien des nouveaux pesticides systémiques. L’essentiel de l’effondrement des populations de bourdons est attribué au changement climatique. En avril 2014, pourtant, des études incontournables, publiées dans les plus grandes revues scientifiques, pointent déjà un risque énorme des néonics pour les bourdons.

La fertilité des bourdons

Parue deux années auparavant dans la revue Science, celle de Penelope Whitehorn indique qu’aux doses d’exposition d’imidaclopride rencontrées dans l’environnement, la fertilité d’une colonie de Bombus terrestris est réduite de 85 %. Publiée quelques semaines plus tard, une autre étude britannique allait dans le même sens. À l’automne 2012, le mastodonte de l’édition scientifique, la revue britannique Nature, avait déjà publié un autre travail expérimental indiquant que l’exposition chronique à un néonic et à un autre insecticide courant, à des niveaux mimant là encore ceux rencontrés dans les champs, « détériore le comportement de butinage, augmente la mortalité des bourdons, réduisant significativement le couvain [l’ensemble des larves] et le succès [c’est‑à-dire la probabilité de survie] de la colonie ». Une autre étude publiée début 2014 montre, elle aussi, que les bourdons exposés à des doses environnementales d’imidaclopride ramènent à la colonie environ 30 % de pollen en moins, par comparaison avec les insectes non exposés. Ce qui, selon les auteurs, offre une explication plausible du mécanisme à l’œuvre dans l’affaiblissement des colonies de Bombus terrestris causé par les néonics. Tous ces travaux, dont aucun spécialiste des bourdons ne peut ignorer l’existence au printemps 2014, sont simplement occultés par le communiqué.
Il y a plus surprenant encore. Le communiqué de l’UICN mentionne des mesures à mettre en place pour favoriser ces pollinisateurs sauvages, mais omet de mentionner toute restriction de pesticides comme levier d’action. « Un certain nombre de mesures, notamment la mise en place de bordures et de bandes tampons autour des terres agricoles riches en fleurs et en espèces sauvages ainsi que la préservation des prairies sont considérées comme des outils efficaces pour contrecarrer le déclin rapide des espèces de bourdons, explique le communiqué de l’ONG. Elles peuvent permettre aux abeilles de butiner et aider à maintenir des populations stables de pollinisateurs, dont la survie est essentielle pour la sécurité alimentaire européenne. »
D’abord, il est impossible de ne pas noter que cette stratégie est très exactement celle portée par l’« Opération pollinisateur » de Syngenta, visant à « favoriser les insectes pollinisateurs en fournissant des bandes de fleurs sauvages ». Ensuite, elle défie toute forme de logique. Comment expliquer aux pollinisateurs qu’ils doivent butiner ici, mais pas là-bas ? Et comment, de toute façon, s’assurer que les fleurs sauvages, semées en bordures de parcelles traitées, ne sont pas également contaminées par les néonics, ainsi que plusieurs travaux l’ont montré ? L’UICN dément sans surprise, avec force, toute forme d’influence sur sa communication. « Les menaces listées pour les bourdons résument ce qui peut conduire à des risques d’extinction au niveau européen, et n’ont pas pour vocation d’être une description complète de toutes les menaces pesant à l’échelon local sur les espèces en question, assure Ana Nieto, chargée de la conservation de la biodiversité européenne à l’UICN. De fait, il faut noter que des espèces très répandues peuvent souvent connaître des déclins sévères dans certaines zones, par exemple dus aux pesticides, mais restent communes ailleurs. » Quant aux experts extérieurs sollicités par l’ONG pour produire l’analyse, Ana Nieto précise que deux d’entre eux appartiennent à une université – l’université de Mons, en Belgique – ayant reçu 8 000 euros de financement de firmes agrochimiques, dans les cinq années précédentes.
 En définitive, Syngenta et l’UICN n’ont pas conclu d’accord de partenariat – la publication, dans la presse, de l’existence des pourparlers entre les deux organisations, au printemps 2014, n’y est peut-être pas étrangère. Mais les firmes agrochimiques (et bien d’autres) ont, de longue date, un pied dans la maison. En décembre 2013, le World Business Council on Sustainable Development (WBCSD, Conseil mondial des entreprises pour le développement durable) est devenu membre à part entière de l’UICN. Le WBCSD n’est pas une association environnementaliste à but non lucratif comme les autres : elle rassemble de nombreuses entreprises multinationales, dont Syngenta, Bayer, BASF, Dow (rebaptisée Corteva après son rapprochement avec DuPont) et même Philip Morris – mais c’est une autre histoire.
Ce type de partenariat influe-t‑il sur l’UICN, son travail, la définition de ses priorités, sa communication au public, ses interactions avec les responsables politiques ? Et si oui, comment ? Ces questions sont pour l’heure insolubles. Mais il est incontestable que la question, majeure, des nouvelles générations de pesticides systémiques ne fait pas partie des priorités de l’organisation – bien que celle-ci s’en défende. Une recherche des termes « pesticides systémiques » (« Systemic pesticides ») sur le moteur de recherche de l’UICN renvoie à 15 pages ou documents et seulement à 4 contenant le mot « néonicotinoïdes » (« neonicotinoids »). Il s’agit, essentiellement, de documents relatifs aux travaux de la TFSP : hors de l’effort bénévole d’une cinquantaine de scientifiques, l’UICN ne s’est pas mobilisée sur le sujet. Par comparaison, une requête dans le moteur de recherche de l’organisation sur la thématique de la « chasse » (« hunting ») fait remonter 475 documents.

Des ONG courtisées par l’agrochimie

Au moins une autre grande organisation non gouvernementale de défense de la nature est aussi courtisée par l’agrochimie : The Nature Conservancy. C’est l’une des plus grandes et anciennes organisations de protection de la biodiversité aux États-Unis. Elle est liée depuis 2007 par un partenariat avec Syngenta. Pour mener les projets (cartographie de régions agricoles en Amérique du Sud, lutte contre la déforestation, etc.) soutenus par la société suisse, The Nature Conservancy a touché au total un financement d’environ 10 millions de dollars. Comment traiter, dans cette situation, la question des néonics ? La réponse de l’organisation environnementaliste est millimétrée : « Il est vrai que les néonics ont été identifiés comme l’une des nombreuses causes du déclin des pollinisateurs. Entre autres pour cette raison, nous pensons qu’il est important de travailler à réduire radicalement la quantité de pesticides utilisés dans l’environnement. S’engager aux côtés de l’agribusiness pour changer la manière dont ils pensent le développement de leurs produits phytosanitaires et leur utilisation est une manière d’accomplir cela. »
Comme l’écrivait en 1994 James Todd, le président de l’American Medical Association, aux doyens des facultés de médecine américaines, accepter les financements d’entreprises dont l’objectif est en irrémédiable contravention avec le vôtre est rarement une bonne idée. Les responsables des organisations qui bénéficient de ces subsides ont souvent le sentiment d’avoir dressé tous les garde-fous entre ces financements et leur activité, mais l’histoire longue des relations entre les cigarettiers et la recherche biomédicale américaine montre que c’est impossible. Chaque dollar donné compte. Chaque financement finit par peser. Dans le cas des néonics, le soutien financier apporté par les firmes agrochimiques aux organisations de défense de l’environnement, ou aux associations professionnelles, aux sociétés savantes a d’abord pour objectif l’invisibilisation des problèmes posés par les néonics. Il n’est pas nécessairement question de nier l’existence de ces problèmes, il suffit de ne pas trop en parler.

Cautions académiques

Les firmes sont ainsi, plus que jamais, à la recherche de cautions académiques. Au printemps 2019, dans une offensive médiatique pour présenter sa société comme sincèrement inquiète de la disparition des insectes et même susceptible de fournir des solutions au problème, Erik Fyrwald, le patron de Syngenta, a invité Louise Fresco – présidente de l’université de Wägeningen, l’une des plus prestigieuses universités des Pays-Bas, et ancienne sous-directrice de la FAO – à rejoindre le conseil de surveillance de l’entreprise. Celle-ci a accepté. Elle a expliqué son choix à Het Financieele Dagblad, dans un entretien croisé avec Erik Fyrwald. « J’y ai réfléchi longtemps, a-t‑elle expliqué au quotidien. Ce serait mal si je n’osais pas travailler avec le secteur privé. Les entreprises ont besoin de scientifiques indépendants et j’ai montré que je le suis. » Comme Dennis vanEngelsdorp avec Monsanto, Louise Fresco entend faire évoluer Syngenta par sa présence dans son conseil de surveillance. Changer le système de l’intérieur, entrer dans la machine pour en modifier subtilement les rouages.
Combien de scientifiques rejoignent les rangs de l’industrie avec cet espoir ou ce prétexte ? Alors même que c’est presque toujours la machine qui finit par les infléchir, sans qu’eux-mêmes le réalisent. Comment penser qu’un scientifique, même éclairé et charismatique, pourrait par son seul verbe modifier la marche d’une entreprise de 28 000 salariés implantée dans 90 pays, pesant quelque 13 milliards de dollars de chiffre d’affaires et soumise à l’impérieuse exigence de rentabilité de ses actionnaires ?
Sans probablement en être consciente, Louise Fresco montre au contraire, tout au long de l’entretien accordé au quotidien néerlandais, que son discours est en parfaite cohérence avec celui l’agrochimiste. L’interdiction de trois néonicotinoïdes en Europe ? Un choix « politique », répond-elle. Devant elle, Erik Fyrwald assure que « Syngenta est très préoccupée par le bien-être des insectes pollinisateurs comme les abeilles ». « Nous avons une importante activité de sélection de semences qui dépendent des pollinisateurs, ajoute-t‑il. Donc, bien sûr, nous ne faisons rien de préjudiciable pour notre propre division des semences et pour nos agriculteurs. Je ne connais aucune recherche qui prouve que les abeilles ou les oiseaux meurent des néonicotinoïdes. » Scientifique, spécialiste de développement durable, Louise Fresco ne peut ignorer que des centaines d’études démentent la déclaration du patron de Syngenta. Mais, devant les deux journalistes de Het Financieele Dagblad qui recueillent leurs propos, elle ne
le contredira pas.
Il est difficile d’imaginer l’ampleur de l’influence des firmes agrochimiques sur la production des connaissances sur le déclin des insectes, sur la diffusion de cette connaissance aux parties prenantes et au public. Non seulement en s’associant à des organisations de défense de la nature, mais aussi en étant présent au cœur de la plus haute instance d’expertise mondiale sur la biodiversité, l’IPBES, créée en 2012 sous l’égide des Nations unies pour être à l’organe d’expertise de référence sur les stratégies de préservation de la diversité du vivant. En d’autres termes, l’IPBES doit remplir un rôle analogue à celui du GIEC : un rôle crucial puisque ces rapports forment le socle des politiques publiques menées dans de nombreux pays pour préserver la biodiversité.

Entrisme

Le galop d’essai de l’organisme, son tout premier rapport d’expertise, concernait précisément les pollinisateurs. Or une brève correspondance de trois chercheurs, adressée à la revue Nature et publiée à l’hiver 2014, donne toute la mesure de l’entrisme des firmes agrochimiques. Le biologiste Axel Hochkirch, professeur à l’université de Trèves, en Allemagne, et deux autres chercheurs interpellent la direction générale de l’IPBES, notant que « deux représentants de l’industrie agrochimique sont parmi les auteurs du rapport sur la pollinisation de l’IPBES ». Le fait est à peine croyable. « Étant donné le rôle de l’agrochimie dans le déclin des pollinisateurs, il nous semble que des scientifiques financés par des entreprises de ce secteur ne devraient pas être auteurs principaux ou auteurs coordinateurs de chapitres dans un tel rapport d’évaluation », précisent-ils, avec sans doute le curieux sentiment de devoir enfoncer des enfilades de portes ouvertes. C’est un peu comme si des salariés d’ExxonMobil ou de Peabody avaient été conviés à corédiger certains chapitres des rapports du GIEC, ou comme si des rapports de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avaient été pris en charge par Philip Morris ou British American Tobacco.
Dans les mêmes colonnes, le secrétariat de l’IPBES répond quelques semaines plus tard que « les scientifiques des sociétés agrochimiques [en question] ont été sélectionnés sur leur capacité, comme scientifiques indépendants, à apporter une contribution objective ». Le premier de ces « scientifiques indépendants » est connu du lecteur : il s’agit de Helen Thompson, alors tout juste recrutée par Syngenta. Celle-ci a été « autrice principale » (« lead author ») du chapitre II du rapport de l’IPBES sur les pollinisateurs – le chapitre, stratégique, consacré aux causes de leur déclin –, au côté de six autres « auteurs principaux ». Or, parmi eux, aucun spécialiste des effets des pesticides sur les abeilles et les pollinisateurs… Quant au second représentant de l’industrie, Christian Maus, il a servi comme « auteur principal » du premier chapitre du rapport (« Contexte sur les pollinisateurs, la pollinisation et la production alimentaire »), et « auteur contributeur » du sixième (« Risques et opportunités associés aux pollinisateurs et à la pollinisation »).
La protestation d’Axel Hochkirch et ses coauteurs n’a pas changé la donne et le rapport a été rendu, deux années plus tard, avec les deux scientifiques de l’industrie figurant dans le groupe d’experts. Mais de vives protestations se font entendre quelques semaines avant la réunion plénière de février 2016, au cours de laquelle les États membres de l’IPBES doivent adopter le rapport, enfin finalisé, sur les pollinisateurs. En définitive, il serait inexact de prétendre que le rapport a fait l’impasse sur les néonics : passé entre de nombreuses mains, revu, commenté et amendé par des chercheurs de la communauté compétente, le texte cite largement les effets délétères des nouveaux pesticides systémiques. Mais cela ne dit rien de ce qu’aurait été le texte si sa première version avait été rédigée dans des conditions libres de tout conflit d’intérêts.
L’ampleur de l’influence des firmes sur les organismes de recherche ou d’expertise, nationaux ou internationaux, voire sur les grandes ONG de conservation de la nature, donne toute sa valeur à la TFSP. En juillet 2019, exactement une décennie après la réunion, dans sa maison de Notre-Dame-de-Londres, qui allait donner naissance au groupe, Maarten Bijleveld van Lexmond le dit avec une fierté dont on peut désormais saisir tout le sens : « Tout ce temps, la TFSP a fourni en toute indépendance, via ses publications et une dizaine de symposiums organisés partout dans le monde, les arguments scientifiques nécessaires pour agir. Et pendant tout ce temps, nous n’avons jamais accepté de fonds provenant directement ou indirectement de l’industrie : nous sommes restés libres. »

« Et le monde devint silencieux »
Tel est le titre d’un ouvrage ­publié conjointement par le Seuil et Le Monde, jeudi 29 août. Sous-titré « Comment l’agrochimie a détruit les insectes », il prolonge les enquêtes que nous avons publiées sur l’impact des insecticides néonicotinoïdes sur les insectes non cibles, notamment les pollinisateurs. Depuis leur introduction, dans les années 1990, les trois quarts de la quantité d’insectes volants ont disparu des campagnes d’Europe occidentale. Le livre décrit la façon dont ­l’industrie des phytosanitaires s’est employée à faire douter de l’impact collatéral de ses produits sur les insectes non ciblés. On voit à l’œuvre les stratégies inspirées de l’« ingénierie du doute » développée par l’industrie du tabac dans les années 1950 et reprise depuis par les officines climatosceptiques. Mais on y découvre aussi des scientifiques indépendants qui, depuis une décennie, avec des moyens dérisoires, documentent et alertent sur la catastrophe en cours.
« Et le monde devint silencieux », de Stéphane Foucart (Seuil-Le Monde, 338 p., 20 €).







  

  


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