mercredi 13 octobre 2021

L’intense lobbying de l’agro-industrie contre « Farm to Fork », le volet agricole du Pacte vert européen

Selon des documents internes consultés par « Le Monde », la fédération européenne des syndicats et des coopératives agricoles a engagé une intense campagne contre les réformes prévues par Bruxelles.

L’agro-industrie veut faire dérailler la stratégie européenne « de la ferme à la fourchette » (« Farm to Fork »), le volet agricole du Pacte vert (Green Deal) annoncé en décembre 2019 par la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen. Plusieurs documents internes du Comité des organisations professionnelles agricoles de l’Union européenne (COPA-Cogeca), dont Le Monde a obtenu copie, mettent en avant les « lignes rouges » considérées comme franchies par le projet européen.

Ces documents détaillent aussi les manœuvres de lobbying en cours de déploiement, destinées à obtenir le retrait de dispositions-clés du texte. En particulier, le COPA-Cogeca prévoit d’utiliser ses partenariats avec le journal en ligne de l’actualité européenne Euractiv pour peser sur la discussion publique. En ligne de mire : le débat parlementaire et le vote du texte, en séance plénière, prévu pour le 21 octobre, et que le COPA-Cogeca espère voir reporté au mois de novembre afin d’avoir plus de temps pour peser sur le débat public.

Les « lignes rouges » du COPA-Cogeca sont diverses. La première, définie comme cruciale, concerne les objectifs, contraignants, de baisse de l’utilisation des pesticides et des antibiotiques dans l’élevage (50 % de réduction d’ici à 2030), ainsi que ceux portant sur la réduction des fertilisants – l’ambition est de 50 % de baisse des fuites de nutriments, sources majeures de pollution aux nitrates et de prolifération d’algues vertes. Selon ses documents internes, le COPA-Cogeca souhaite que ces objectifs soient retirés du texte.

Ce n’est pas tout. En l’état, la stratégie agricole européenne souligne les risques d’émergence de zoonoses (maladies transmissibles entre l’homme et l’animal) présentés par les élevages industriels qui concentrent dans les mêmes bâtiments des animaux de génotype similaire. Le texte demande l’abandon progressif de ces pratiques : le COPA-Cogeca refuse cette mention.

TVA variable jugée indésirable

Les points de crispation ne concernent pas uniquement les méthodes de production mais aussi la commercialisation des produits issus de l’agriculture. Le COPA-Cogeca souhaite ainsi exclure toute mesure visant à fixer des taux maximaux de sucres, de graisses et de sel dans les aliments transformés. Dans le viseur, également, les dispositions visant à informer les consommateurs sur les qualités nutritionnelles des produits alimentaires, sur l’origine des produits agricoles utilisés, sur la durabilité et les méthodes de production ou encore sur le bien-être animal.

De manière plus surprenante, le COPA-Cogeca estime tout aussi inacceptables « les objectifs contraignants de réduction des déchets alimentaires de 30 % d’ici à 2025 et de 50 % d’ici à 2030 par rapport au niveau de référence de 2014 pour la production primaire, y compris les aliments non récoltés ». Une TVA variable, en fonction des qualités nutritionnelles et de l’impact environnemental, est également indésirable, selon la fédération syndicale.

Celle-ci enjoint à ses membres de contacter les élus de leur pays au Parlement européen, en particulier ceux à la gauche et au centre de l’échiquier politique, leurs ministères de tutelle, et de réclamer le report à novembre du vote en plénière du 21 octobre.

L’un des éléments-clés de la stratégie de lobbying détaillée par le COPA-Cogeca dans sa documentation est un rapport technique rendu en juillet par le Joint Research Centre (JRC) – une institution d’expertise qui dépend de la Commission. Présenté lundi 11 octobre aux députés européens, ce rapport modélise certaines conséquences possibles de la stratégie « Farm to Fork ».

Il fait l’objet de lectures divergentes. Interrogé par Le Monde, le COPA-Cogeca précise que le rapport en question projette une baisse en volume, de l’ordre de 10 % à 15 %, de certaines productions agricoles européennes, ainsi qu’un bilan climatique mitigé – une partie des bénéfices climatiques pourraient être compensés par les émissions liées aux importations de ce qui ne serait plus produit en Europe. Le COPA-Cogeca s’insurge également du retard avec lequel le rapport a été publié. « Le rapport était prêt en janvier et la Commission a attendu le creux de l’été pour le rendre public, dit-on à la fédération syndicale de la rue de Trèves, à Bruxelles. Nous souhaitons que la Commission mène une étude d’impact intégrée, ce qui n’a pour l’heure pas été fait. »

« Euractiv », élément de la stratégie de lobbying

Plusieurs eurodéputés ont emboîté le pas au COPA-Cogeca, comme François-Xavier Bellamy (PPE), dont la prise de parole sur le sujet est saluée dans l’un des documents internes consultés par Le Monde. D’autres élus européens dénoncent une lecture biaisée du rapport que les milieux de l’agro-industrie veulent inscrire dans le débat public. L’eurodéputé Eric Andrieu (Alliance progressiste des socialistes et démocrates) rappelle ainsi que le rapport du JRC n’est pas une étude d’impact. « Cette étude nourrit depuis plusieurs semaines une campagne de désinformation sans précédent menée par certains lobbys », selon M. Andrieu.

Le COPA-Cogeca souhaite pousser dans le débat public les conclusions d’études d’impact de la stratégie européenne, commanditées par les intérêts agro-industriels. « Il faut que tous les membres du Parlement et le public soient au courant des études et de ce qu’elles signifient pour les objectifs de [la stratégie] “Farm to Fork” », lit-on dans la documentation interne du syndicat européen. Les documents mentionnent en particulier une étude financée par le COPA-Cogeca et commandée à l’université néerlandaise de Wageningue. Ses résultats devaient être présentés le 12 ou le 13 octobre, selon le document, au cours d’un événement organisé par le média européen Euractiv.

Cette plate-forme d’information en ligne, très consultée dans les milieux bruxellois, organise à la demande de ses clients des événements animés par ses journalistes, propose un service de publication de communiqués de presse, et mêle dans ses pages articles de presse, articles sponsorisés par des entreprises, et publireportages. Euractiv est présenté comme un élément-clé dans la stratégie de communication et de lobbying du COPA-Cogeca. La documentation de la fédération syndicale agricole prévoit en effet qu’Euractiv publiera, dans la semaine du vote en plénière, « un paquet d’articles pour expliquer les éléments communs aux différentes évaluations d’impact » de la stratégie européenne.

Interrogé, le COPA-Cogeca assure que, finalement, aucun article n’a été commandé à Euractiv sur le sujet. Le site d’information n’a pas répondu aux sollicitations répétées du Monde. Cette semaine, celui-ci organise ou héberge plusieurs événements sur le sujet. Le 12 octobre, un événement sponsorisé par CropLife, le syndicat européen des fabricants de pesticides, aura pour sujet la stratégie agricole européenne et sera suivi, le lendemain, par un webinaire organisé en complément par Livestock Voice (le lobby européen de la production animale). Le 14 octobre, une table ronde organisée par l’agrochimiste Corteva, là encore en partenariat avec Euractiv, évoquera la question de la sécurité alimentaire. Les événements organisés par Euractiv peuvent ensuite donner matière à des articles journalistiques publiés dans Euractiv, parfois repris par d’autres médias.

« Tout cela montre comment les lobbys des pesticides et de l’agriculture industrielle utilisent leurs fonds pour mettre en scène un “débat public” en achetant des événements de lobbying, où s’expriment des chercheurs payés par ces mêmes lobbys, note Nina Holland, chargée de campagne à l’ONG Corporate Europe Observatory. Cette campagne de désinformation est conçue pour amplifier la portée des voix qui s’opposent aux objectifs de la stratégie européenne. »

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