Actu-environnement : Le monde est une immense machine à expresso, écrivez-vous dans L'âge des Low Tech, vers une civilisation techniquement soutenable (Seuil, 2014). Que signifie cette métaphore ?
Philippe Bihouix : Notre système économique, industriel et
commercial s'est profondément transformé ces dernières décennies. C'est
une évidence de le dire, on pense naturellement au développement
exponentiel de l'informatique et des télécommunications. Mais la
révolution radicale, un peu moins visible des consommateurs que nous
sommes, c'est la réorganisation mondiale de la production.
L'effondrement des coûts de transport, provoqué par la généralisation du
transport par conteneurs et soutenu par un pétrole bon marché, a permis
aux entreprises, à la recherche de gains de productivité et
d'efficacité, de coûts de production plus bas, d'effets d'échelles, de
tisser des liens de plus en plus complexes, d'échanger des sous-systèmes
et plus seulement des matières premières ou des produits de base. La
plupart de nos objets manufacturés, des voitures aux téléphones, des
vêtements aux jouets, sont l'aboutissement de processus industriels
extrêmement imbriqués, assemblant des composants qui ont sillonné la
planète et des matières premières en provenance de dizaines de pays
différents.
Cet éloignement entre la consommation et la production ne nous permet
plus de mesurer les conséquences sociales et environnementales de nos
actes. De la même manière que l'électricité, à la fin du 19ème
siècle, a permis de s'éclairer et de se chauffer sans l'odeur et la
suie du charbon, en repoussant la production en dehors des villes, nous
avons délocalisé la pollution. La France semble relativement "vertueuse"
dans l'évolution de ses émissions de gaz à effet de serre, mais
plusieurs calculs ont montré qu'en réintégrant l'effet des imports,
celles-ci ont en réalité augmenté. D'où l'image de la machine à
expresso, où la capsule utilisée est escamotée à l'intérieur de
l'appareil : le déchet est oublié, nié, surtout si c'est quelqu'un
d'autre qui vide le bac à votre place…
AE : Dans un premier ouvrage,
vous pointiez la raréfaction d'un ensemble de minerais stratégiques. En
quoi cette évolution peut-elle avoir une incidence sur la croissance
verte ?
PB : L'idée de la croissance verte, c'est que les innovations
techniques, dans des domaines comme les énergies renouvelables et le
stockage de l'énergie, les biotechnologies, les nanotechnologies, le
traitement massif des données, etc. vont nous permettre de maintenir (ou
développer) notre niveau de "confort", de consommation en tout cas,
tout en réglant ou limitant le problème climatique (énergies non
carbonées), voire en entrant dans une économie "réparatrice" de la
planète, avec des technologies dépolluantes (bactéries pour le
traitement des eaux ou des sols) ou protectrices (suivi électronique des
écosystèmes). Résumons : jusqu'à présent, nous avons donc saccagé la
planète, puisque tous les indicateurs ou presque sont au rouge, mais à
partir de maintenant, promis, de nombreuses solutions sont à portée de
main pour arrêter tout ça et même passer la serpillière pour nettoyer
les dégâts, en ne changeant finalement que marginalement nos habitudes de consommateurs opulents.
Une voiture électrique ou hybride, un peu de covoiturage et d'économie
de la fonctionnalité, quelques efforts sur le recyclage, tout cela
englobé dans le concept, flou mais en vogue, d'économie circulaire.
Cette vision idyllique "à la Jeremy Rifkin"
est trompeuse, mystificatrice, et nous fait perdre un temps précieux
car nous ne prenons pas la vraie mesure de la transition à mener. Ces
technologies, dans leur grande majorité, nécessitent de faire appel à
des ressources métalliques, des dizaines de métaux différents, plus ou
moins rares, et dont les ressources se dégradent en qualité (baisse de
la teneur par exemple) ou en accessibilité (besoin de descendre en
profondeur, ou en environnement plus complexe). Et les difficultés à les
recycler correctement (récupération complexe ; usages dispersifs ; downcycling
ou dégradation de l'usage après recyclage à cause des alliages et des
mélanges…), rend l'économie circulaire illusoire. De nombreux métaux des
nouvelles technologies, comme les lanthanides (terres rares), l'indium,
le germanium ou le lithium sont recyclés à moins de 1%.
Nous exploitons, de manière très maladroite et très cavalière, un stock
limité de ressources précieuses. Nous n'aurons pas les moyens
métalliques du déploiement massif de technologies prétendument
salvatrices.
AE : Technique et innovation ne peuvent-elles pas répondre à la pénurie de ressources ?
PB : Ponctuellement, si bien sûr. Une innovation va permettre
de substituer un métal ou un alliage par un autre, de remplir une
fonctionnalité par un autre moyen. Même dans le cas des propriétés
catalytiques, où il semble difficile de se passer des platinoïdes par
exemple, l'industrie commence à parler de catalyseurs bio-inspirés, de
catalyse enzymatique… Toutes choses égales par ailleurs, il semble donc
toujours y avoir une solution. C'est d'ailleurs le raisonnement des
économistes, qui estiment que le capital acquis remplacera le capital
naturel, et que le signal prix, l'équilibre offre / demande, permet
toujours de faire émerger des innovations et des moyens de substitution.
Mais cette une grave erreur, car il faut regarder les choses de manière
systémique. Le déploiement d'une technologie peut régler un problème
d'un côté, mais en créer d'autres, plus grands, ailleurs. C'est
exactement ce qui se passe entre énergie et métaux.
Et puis, soyons réalistes. Encore aujourd'hui, dans la plupart des
cas, les innovations ne sont pas exploitées pour sauver la planète, bien
au contraire… Ainsi de la déferlante à venir des big data ou des
objets connectés, qui sera mortifère, tant du point de vue de la
consommation de ressources rares (l'électronique en est gourmande) que
de la génération de déchets, déjà ingérables aujourd'hui. En sachant que
la plupart des applications seront dans le domaine du marketing, n'en
doutons pas, car il faut bien assurer des retours sur investissements,
donc des marchés rentables.
AE : Quelles sont les pistes pour concevoir et produire des objets réellement durables ?
PB : Il faut prendre la conception sous l'angle de la
consommation de ressources et de la capacité à récupérer correctement,
sans dégradation de l'usage, ces ressources en fin de vie, si elles ne
sont pas renouvelables (ce qui est le cas des métaux). Et, bien entendu,
faire durer les objets
le plus longtemps possible, les rendre réparables, robustes,
modulaires, faciles à comprendre et à démanteler. Cela implique de
revenir à des choses plus simples, avec moins d'électronique, de
privilégier le mono-matériau plutôt que les composites.
Mais surtout, il s'agit de revoir le cahier des charges fonctionnel
des objets, pour limiter au maximum les besoins en matériaux. Qu'est-ce
qu'apporte un thermomètre à affichage digital par rapport à un
thermomètre à alcool ? Il n'est pas possible de réellement éco-concevoir
un smartphone, avec la quantité d'équipements différents, miniaturisés à
l'extrême qu'il contient, et il restera toujours un cauchemar à
recycler, avec ses 40 métaux différents. Mais a-t-on besoin d'un
hygromètre et d'un baromètre dans son téléphone ?
AE : Dans votre dernier ouvrage, vous en appelez à un Age des Low Tech. Quels en sont les principes cardinaux ?
PB : J'ai envie d'en citer deux : remettre en cause les
besoins, savoir rester modeste. Commençons par la modestie. Malgré les
formidables avancées scientifiques et techniques, il nous faut retrouver
une certaine humilité. D'une part, nous ne serons jamais capables de
comprendre, d'appréhender correctement, l'ensemble des interactions
systémiques sur la planète, même celles de notre système social,
économique et culturel. D'autre part, il faut renoncer à la croyance à
une solution tout-technologique. Les équations de la physique sont
têtues et il n'y a pas de solution technique qui permette de maintenir
notre niveau actuel de consommation énergétique, sans parler de
l'augmenter. Nous serons toujours rattrapés par un facteur physique :
disponibilité en matériaux, en surface, en capacité industrielle et à
maintenir des infrastructures trop complexes, etc.
Ensuite les besoins. Plutôt que vouloir maintenir une offre
énergétique et matérielle "à tout prix", non soutenable et aggravant les
conséquences environnementales, il est nettement plus raisonnable, plus
simple, plus efficace, plus rapide, de travailler d'abord et avant tout
du côté de la demande, de savoir remettre en cause, intelligemment,
démocratiquement et collectivement, une partie de nos besoins. Il serait
très simple de renoncer à une grande partie des usages jetables ;
plutôt que s'acharner à fabriquer une voiture toujours aussi lourde et
moins consommatrice, on pourrait réduire la vitesse maximale, brider les
moteurs et alléger considérablement les automobiles ; en parallèle d'un
programme de rénovation thermique dans le bâtiment, revoir de manière
progressive mais significative les températures de consigne et les
besoins de climatisation ; plutôt que de déployer massivement des
énergies renouvelables, commencer par ne plus augmenter la consommation
électrique à coup d'écrans partout et de numérique à tout-va !
Une humanité en proie à l'explosion démographique et qui - tels ces vers de farine qui s'empoisonnent à distance dans le sac qui les enferme bien avant que la nourriture commence à leur manquer - se mettrait à se haïr elle-même parce qu'une prescience secrète l'avertit qu'elle devient trop nombreuse pour que chacun de ses membres puisse librement jouir de ces biens essentiels que sont l'espace libre, l'eau pure, l'air non pollué.
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