mardi 24 septembre 2019

Un rapport spécial du GIEC souligne le lien entre changement climatique, dégradation des terres et systèmes alimentaires

Le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) a publié, en août,
un rapport spécial sur les liens entre changement climatique, désertification, dégradation des
terres, gestion durable de celles-ci, sécurité alimentaire et émissions de gaz à effet de serre
(GES). Il rappelle que les terres contribuent de manière primordiale aux modes de vie et au bienêtre
en fournissant de la nourriture, de l'eau, des services écosystémiques et en abritant de la
biodiversité. D'après les données disponibles depuis 1961, la croissance de la population mondiale
et l'augmentation de la consommation d'aliments, de fibres, de bois et d'énergie ont conduit à des
taux d'utilisation des terres jamais atteints, provoquant leur dégradation, de la désertification, une
augmentation des émissions de GES et des pertes d'habitats naturels et de biodiversité. De plus,
le changement climatique exacerbe ces effets, menaçant davantage la santé des humains et des
écosystèmes, avec de fortes variations régionales.
Le rapport passe également en revue et évalue trois catégories de solutions pour lutter
contre ces dégradations, basées sur l'utilisation des terres, les systèmes alimentaires (ex.
évolutions des régimes, réduction des pertes) et la gestion des risques. Nous n'aborderons ici que
la première catégorie, qui inclut notamment la gestion durable des terres et des forêts, celle du
carbone organique des sols, la conservation et la restauration des écosystèmes, la réduction de la
déforestation. Leur mise en œuvre dépend du contexte, notamment des capacités d'adaptation
locales, et leurs impacts varient dans le temps, selon qu'ils sont immédiats ou à l'horizon de
plusieurs décennies. La plupart des options évaluées contribue positivement au
développement durable. Néanmoins, certaines (afforestation, reforestation, bioénergies) peuvent
augmenter le risque de conversion des terres, avec des conséquences négatives en matière de
sécurité alimentaire. Ces effets contre-productifs peuvent toutefois être réduits si seulement une
part des terres est allouée à ces trois dernières options.
Enfin, les auteurs suggèrent la mise en place de politiques publiques adaptées: zonage géographique et planification spatiale de l'utilisation des terres, gestion intégrée des paysages, incitations (dont paiements pour services environnementaux), etc. La consolidation des droits de propriété sur le foncier, l'accès aux financements et le conseil paraissent également indispensables dans de nombreux pays.

mercredi 18 septembre 2019

Climat : la trajectoire des 1,5°C en 2100 n'est pas atteignable, selon les experts français

Les nouveaux modèles de simulation, développés par les experts français, prévoient un réchauffement climatique compris entre 2 et 7°C en 2100. Ces travaux alimenteront le prochain rapport du GIEC.
Ce mardi 17 septembre, les scientifiques français du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et de Météo-France ont présenté leurs nouvelles simulations numériques climatiques à l'horizon 2100. Leurs analyses doivent alimenter le sixième rapport d'évaluation du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec) prévu pour 2021.
Les scientifiques français ont produit deux nouveaux modèles climatiques qui présentent l'évolution des concentrations atmosphériques de gaz à effet de serre (GES) et des aérosols dus aux activités, en fonction des contextes socio-économiques. L'un des modèles a été développé par le Centre national de recherches météorologiques (CNRM, Météo-France/CNRS) et l'autre modèle par l'Institut Pierre-Simon-Laplace (IPSL). Par ailleurs, ces nouveaux modèles "ouvrent pour la première fois de nouvelles possibilités d'analyse à l'échelle régionale et un cadre plus cohérent pour étudier les liens climat-environnement et les impacts du changement climatique", soulignent les chercheurs. Leurs travaux prévoient un réchauffement climatique "plus important en 2100" que ce que prévoyaient les précédents modèles, en 2012.
Pour rappel, l'Accord de Paris sur le climat de 2015 prévoit de limiter la hausse des températures à 2°C, voire 1,5°C en 2100 par rapport à l'ère préindustrielle (1880).
Un seul scénario permet d'atteindre environ 2°C
Face aux objectifs de l'Accord de Paris, les deux modèles prédisent une augmentation de la température moyenne du globe (avec des variations plus ou moins importantes selon les années) au moins jusqu'en 2040, pour atteindre environ 2°C.
Seul un scénario, le plus ambitieux, permet "tout juste" de rester sous l'objectif des 2°C de réchauffement en 2100. Celui-ci implique "un effort d'atténuation encore plus important". C'est-à-dire "une diminution immédiate des émissions de CO2 jusqu'à atteindre la neutralité carbone à l'échelle de la planète vers 2060, ainsi qu'une captation de CO2 atmosphérique de l'ordre de 10 à 15 milliards de tonnes par an en 2100", expliquent les scientifiques. Ce dernier point est techniquement incertain. Le scénario est aussi"marqué par une forte coopération internationale", en dépit du retrait américain de l'Accord de Paris et "[donne] la priorité au développement durable".
Hausse de 7°C : le scénario le plus pessimiste
Dans le scénario le plus pessimiste, basé sur une croissance économique rapide alimentée par les énergies fossiles, la hausse de la température moyenne mondiale atteint 6,5 à 7°C en 2100. Le pire scénario estimé par le Giec prévoyait une augmentation de la température moyenne globale de près de 5°C d'ici à 2100. "La température moyenne de la planète à la fin du siècle dépend donc fortement des politiques climatiques qui seront mises en œuvre dès maintenant et tout au long du 21e siècle", insistent les scientifiques français.
Ils prédisent en outre une disparition complète de la banquise Arctique en fin d'été, dès 2080, en cas d'émissions élevées de GES. Les chercheurs alertent aussi sur la fréquence des canicules, d'ici à 2050, en Europe de l'Ouest et en France (avec une durée plus importante qu'en 2003). L'augmentation des vagues de chaleur "va se poursuivre au moins dans les deux décennies qui viennent, quel que soit le scénario considéré", préviennent-ils. "Dans les scénarios intermédiaires et hauts, un été typique des années 2050 correspondra à l'été 2003".

lundi 16 septembre 2019

Pesticides : l'Anses répond aux « élucubrations » de Fabrice Nicolino

Dans un livre choc publié ce jeudi, le journaliste et militant anti-pesticides Fabrice Nicolino, cofondateur du mouvement Nous voulons des coquelicots, soupçonne l'Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation (Anses) de collusion avec les lobbies de l'agrochimie et l'accuse de ne pas protéger la santé de la population.
En cause ? Une famille de fongicides appelée SDHI, qui s'attaque à la chaîne respiratoire des champignons. Dans son livre Le crime était presque parfait, le journaliste affirme que nous serions à l'aube d'une « potentielle catastrophe sanitaire », délibérément ignorée des pouvoirs publics. En avril 2018, un collectif de huit scientifiques, emmenés par le généticien Pierre Rustin, publiait une alerte dans le journal Libération : selon eux, les fongicides SDHI, en inhibant l'activité de l'enzyme SDH (présente chez la majorité des êtres vivants), pouvaient avoir sur l'homme des effets comparables : le blocage de cette enzyme entraînerait à long terme un changement de la structure de notre ADN, par un phénomène de modification épigénétique. Ces anomalies déréguleraient ensuite des milliers de gènes, expliquant la survenue de tumeurs et cancers. « Ces modifications, alertaient-ils, ne sont pas détectées, ni testées, au cours des tests de toxicité conduits avant la mise sur le marché des pesticides. » L'Anses aurait-elle délibérément ignoré cette alerte ? Le Pr Gérard Lasfargues, directeur général délégué du pôle sciences pour l'expertise de l'Anses, répond.
Le Point : Qu'est-ce que les fongicides SDHI ?
Gérard Lasfargues : Les SDHI (pour inhibiteurs de la succinate déshydrogénase) sont une classe de fongicides qui inhibent une enzyme, la succinate déshydrogénase, et bloquent ainsi une étape clé de la respiration des champignons. Ils sont utilisés depuis plus de quarante ans en agriculture pour combattre moisissures et champignons. Le plus connu, le Boscalid, est sur le marché depuis 2005. En tout, cette famille de fongicides regroupe onze substances commercialisées.
Contrairement à ce qui est écrit dans le livre, nous n'avons pas découvert cette alerte en 2018, au moment de la publication de la tribune. Dès la fin 2017, nous avons échangé avec le généticien Pierre Rustin, qui étudiait alors les maladies rares issues d'un déficit génétique important et constant en SDH (la succinate déshydrogénase, enzyme clé de la chaîne respiratoire.) Ce sont des maladies génétiques extrêmement rares, et invalidantes. Le Pr Rustin a observé une association de ces maladies génétiques avec certains cancers rares. Il a indiqué à l'agence que les SDHI, pouvant inhiber l'enzyme SDH, seraient notamment source de cancers. L'Anses lui a donc naturellement demandé de fournir au plus tôt les données scientifiques permettant d'étayer cette affirmation.
Fabrice Nicolino explique, dans son livre, que Pierre Rustin a bien confirmé l'action du SDHI sur l'homme, en laboratoire…
Nous avons demandé à M. Rustin, que nous avons reçu très longuement et avec qui nous avons échangé de façon régulière, de nous transmettre ses données sur cette expérience. Les données fournies par Pierre Rustin et par le collectif de scientifiques concernaient les maladies génétiques et le mécanisme de blocage de la SDH. Nous n'avons pas reçu de données sur la toxicité de SDHI en particulier sur des effets cancérogènes. Les données de la littérature scientifique ainsi que celles exigées dans les dossiers d'autorisation de mise sur le marché ne permettent pas aujourd'hui de démontrer un risque sanitaire pour les populations potentiellement exposées. Nous n'avons pas d'éléments suffisants pour retirer immédiatement ces produits du marché.
Les équipes de l'Inra et de l'Inserm, qui s'étaient associées à son alerte, nous ont proposé des protocoles d'étude qui permettraient de produire des données sur les différents mécanismes d'action, épigénétique ou autres, et sur la toxicité des SDHI. Actuellement, nous finançons plusieurs études et d'importants travaux de recherche de ces équipes et d'autres pour obtenir des réponses. Les travaux financés sont non seulement des travaux expérimentaux, mais aussi des études épidémiologiques pour vérifier si l'exposition à des fongicides SDHI serait associée à un excès de tumeurs. Les grandes études épidémiologiques de cohorte comme l'étude Agrican, conduite en France sur 180 000 agriculteurs, n'ont pas montré cela à ce jour.
Bien entendu, si des données nouvelles mettaient en évidence un risque conduisant à retirer des autorisations de mise sur le marché de fongicides SDHI, nous le ferions immédiatement, comme nous l'avons fait par précaution pour d'autres produits à plusieurs reprises.
Si vous n'avez pas de certitudes, pourquoi ne pas appliquer le principe de précaution et interdire ces fongicides, comme le demande Fabrice Nicolino ?
Nous avons entendu l'alerte et l'avons traitée. L'Anses a mandaté un groupe de scientifiques de haut niveau qui a conclu à l'absence d'alerte sanitaire pour l'homme et l'environnement en lien avec l'usage agricole des SDHI et pouvant conduire au retrait des AMM de ces fongicides.
Par ailleurs, nous avons prévenu l'ensemble de nos partenaires, agences de sécurité sanitaires nord-américaines, européennes et grands organismes de recherche, nationaux et internationaux, de façon à pouvoir disposer d'éléments dont ils auraient connaissance. Nous avons sollicité l'Inserm, qui réactualise actuellement son expertise sur les pesticides pour que la question de l'impact des SDHI soit particulièrement traitée dans ce cadre. À ce jour, il est important de le dire, nous n'avons reçu aucun signal d'alerte.
Selon Fabrice Nicolino, l'utilisation de fongicides SDHI est massive, mais on ne connaît pas les volumes épandus : l'industrie refuserait de les communiquer.

La base nationale des ventes des produits phytosanitaires est publique et consultable sur data.gouv.fr. Elle indique que les agriculteurs français utilisent entre 500 et 700 tonnes de fongicides SDHI par an (sur un total de 68 000 tonnes de pesticides). C'est un petit tonnage. Concernant l'exposition de la population française, elle est faible : selon les données de l'enquête Alimentation totale, on n'a trouvé des traces de Boscalid (le SDHI le plus utilisé) que dans 3,1 % des échantillons pour une exposition à plus de cent fois inférieure aux doses journalières admissibles.
Est-il sain qu'un même organisme, l'Anses, soit à la fois chargé de délivrer les autorisations de mise sur le marché (AMM) aux industriels et d'évaluer leur potentiel danger ? Êtes-vous soumis aux lobbies agrochimiques ?

C'est précisément pour avoir la certitude que les risques sanitaires sont bien pris en compte que le processus d'autorisation a été confié à une agence de sécurité sanitaire. Par ses missions, l'agence est la mieux placée pour avoir une vue d'ensemble sur l'intégralité des connaissances scientifiques et des risques connus et émergents. Nous interdisons constamment des substances, des usages… La moindre suspicion d'effets sanitaires entraîne le retrait du produit.
L'Agence s'est dotée de règles déontologiques très strictes. Chaque déclaration publique d'intérêt des experts et de nos agents est analysée selon une grille d'analyse validée par notre comité de déontologie et de prévention des conflits d'intérêts.
Bien entendu, le dossier des SDHI reste ouvert pour l'Anses, qui continue sa surveillance active des expositions et des risques. Mais, à ce jour, nous ne disposons d'aucun élément à l'appui d'une alerte sanitaire concernant cette famille de fongicides.




 
 

Manche : Des polluants retrouvés dans la peau et la graisse de grands dauphins

POLLUTION Les niveaux de mercure trouvés dans la peau des animaux sont les plus hauts jamais mesurés sur cette espèce 
Même nos dauphins sont pollués. Des niveaux élevés de polluants, dont le mercure et les PCB (polychlorobiphényles), ont été retrouvés dans la graisse et la peau d’un groupe de mammifères vivant dans la Manche.
Selon une étude publiée ce jeudi dans la revue Scientific Reports, des prélèvements ont été effectués sur 82 grands dauphins vivant dans le golfe normano-breton. La population totale dans cette zone est estimée à près de 400 individus.

Les PCB, toujours présents dans nos eaux

Les chercheurs voulaient évaluer la présence d’une dizaine de polluants survivant longtemps dans la nature. Ils ont notamment retrouvé des taux élevés de PCB dans la graisse des animaux.
Bien qu’interdits dans les années 1970 et 1980, les PCB sont toujours présents dans les eaux où ils ont été disséminés. De précédentes études ont montré que les bébés des grands dauphins qui sont exposés à ces composés toxiques ont un taux de survie réduit la première année.

Le golfe de la Manche, une future zone protégée ?

Les niveaux de mercure observés dans la peau des dauphins étudiés sont parmi les plus élevés jamais trouvés chez des grands dauphins, selon l’étude. Ils sont proches des niveaux mesurés chez des grands dauphins en Méditerranée et sur les côtes de Floride, deux endroits à la concentration de mercure élevée.
En conclusion de l’étude, les scientifiques préconisent de faire du golfe normano-breton une zone protégée. Il est pour eux primordial de garder ces eaux propres et maintenir ainsi l’un des plus importants groupes de grands dauphins dans les eaux européennes.


mercredi 11 septembre 2019

Alerte scientifique sur les fongicides

Après les effets nocifs des insecticides et herbicides utilisés dans l’agriculture, des chercheurs dénoncent dans «Libération» des produits, les «SDHI», qui empêchent le développement des champignons en bloquant leur respiration. Passant dans la chaîne alimentaire, ils pourraient affecter gravement la santé des humains.

Dans la série des dangers des pesticides pour l’environnement et la santé humaine, vous aimez l’épisode sur les herbicides (comme le glyphosate, la substance active du Roundup de Monsanto et ses génériques) et celui sur les insecticides (tels les néonicotinoïdes ou le fipronil «tueurs d’abeilles»), tous deux loin d’être achevés ? Vous allez adorer celui sur les fongicides, qui démarre tout juste. Dans une tribune que nous publions ce lundi en exclusivité, un collectif de chercheurs, cancérologues, médecins et toxicologues du CNRS, de l’Inserm et de l’Inra s’alarment de l’utilisation massive, depuis quelques années, d’une classe de pesticides qui portent eux aussi un nom à coucher dehors : les SDHI (inhibiteurs de la succinate déshydrogénase). Autorisés en Europe à partir de la fin des années 2000 et fabriqués entre autres par les grands industriels (Monsanto, Bayer, Basf, Syngenta, Du Pont, Mitsui ou encore Chemtura AgroSolution), ces fongicides visent à éliminer les champignons et moisissures en agriculture ou sur les pelouses. Ils sont désormais utilisés à grande échelle sur nombre de cultures (70 % des surfaces traitées de blé tendre et 80 % en orge d’hiver en 2014), y compris sur les pommes de terre et les fruits (tomates, raisins, agrumes, fraises...).

Résultat, ils finissent dans la terre, puis dans les eaux, et dans les chaînes alimentaires animales et humaines. Or, leur mode d’action inquiète les scientifiques signataires de la tribune. Pour schématiser, les SDHI bloquent la respiration des cellules des champignons (en inhibant l’activité de l’enzyme SDH, la succinate déshydrogénase) mais «ils bloquent aussi très efficacement tant la SDH des nématodes ou des vers de terre que la SDH humaine», explique Pierre Rustin, directeur de recherches au CNRS - Inserm, cosignataire du texte. Le généticien, qui travaille depuis quarante ans sur les maladies mitochondriales (liées à un trouble de la chaîne respiratoire des mitochondries, des structures intra-cellulaires responsables de la production énergétique des cellules), raconte être tombé sur le sujet «par un hasard total» en novembre dernier. «Je faisais une revue de ces maladies, et, en recherchant s’il y avait des causes autres que génétiques, je suis tombé sur ces inhibiteurs de la SDH. Ils bloquent bien la SDH humaine, nous l’avons testé en laboratoire. Or, nous savons qu’il est extrêmement dangereux de bloquer cette enzyme.»

Des anomalies de fonctionnement de la SDH «peuvent entraîner la mort des cellules en causant de graves encéphalopathies, ou au contraire une prolifération incontrôlée des cellules et se trouver à l’origine de cancers», écrivent les chercheurs. Sans compter d’autres maladies, comme celle de Parkinson ou la perturbation de la mobilité des spermatozoïdes… Or, déplore Pierre Rustin, la toxicité sur le long terme de ces molécules fongicides SDHI pour l’homme n’a pas encore été sérieusement étudiée. Les scientifiques appellent donc dans Libération à «suspendre» l’utilisation des SDHI «tant qu’une véritable estimation des dangers et des risques n’aura pas été réalisée par des organismes publics indépendants des industriels distribuant ces composés et des agences ayant précédemment donné les autorisations de la mise sur le marché».

En France, c’est l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) qui délivre ces autorisations. Contactée par Pierre Rustin en novembre, elle n’a pas eu l’air plus affolée que cela, rapporte celui-ci, qui dit avoir a été simplement invité à éplucher une myriade de documents ayant conduit à approuver les substances actives des SDHI au niveau européen (les produits qui en contiennent sont eux évalués, autorisés ou interdits dans chaque pays). «Pour l’instant, l’évaluation scientifique des risques liés à l’usage de ces produits, qui prend en compte le mécanisme d’action, conclut à une absence de risque inacceptable. Et nous n’avons pas à ce stade d’éléments pour les interdire ou les suspendre sur la base d’hypothèses tirées de leur mécanisme d’action. Mais nous prenons toujours très au sérieux les alertes qui nous sont adressées par des chercheurs et peuvent nous conduire bien entendu à réévaluer des produits», assure Gérard Lasfargues, directeur général en charge des affaires scientifiques à l’Anses. Il poursuit : «Nous avons demandé à M. Rustin de nous envoyer ses données, mais nous n’avons pas reçu d’éléments nouveaux qui permettraient d’alimenter une réévaluation des risques. Néanmoins, notre comité d’experts en charge de l’évaluation des pesticides sera très intéressé de l’auditionner sur le sujet. Et nous l’avons invité à venir consulter à l’agence les dossiers d’évaluation de ces fongicides pour en discuter de façon très ouverte.» L’Anses et l’Inra remarquent depuis plusieurs années que les champignons et moisissures développent des résistances aux SDHI, de sorte que «l’efficacité de cette famille de fongicides est sévèrement affectée». Potentiellement dangereux et en plus inefficaces…   

vendredi 6 septembre 2019

Insecticides, fongicides et herbicides : quelles sont les pesticides détectés dans l'air de Nouvelle-Aquitaine en 2018 ?

L'ATMO de Nouvelle-Aquitaine est chargée de surveiller la qualité de l'air dans notre région et vient de publier son bilan de mesure des pesticides en 2018. Une année marquée par la présence des fongicides, notamment utilisés pour lutter contre le mildiou dans les vignes.
epuis 2001, l'ATMO effectue des mesures pour détecter la présence de pesticides dans l'air en Nouvelle-Aquitaine. En 2018, les chercheurs de la structure ont prélevé des molécules sur sept sites : Bordeaux, Poitiers et Limoges, mais aussi le Cognaçais, le Médoc, les Grands Lacs (Landes) et Saint-Yrieix-la-Perche (Haute-Vienne). Ils publient ce mercredi un bilan annuel pour communiquer leurs données.
Une année à mildiou, plus de fongicide dans l'air
En 2018, l'année a été particulièrement humide. Conséquence : les agriculteurs et les viticulteurs ont utilisé davantage de fongicide, notamment pour lutter contre le mildiou.
"Une prédominance du chlorothalonil (utilisé principalement sur céréales) a été observée d’avril à juin sur les sites de Poitiers et de Limoges, puis le folpel, fongicide de la vigne, est devenu majoritaire de fin mai à fin août sur les sites viticoles (Médoc, Cognaçais et Bordeaux). De fortes concentrations en pyriméthanil, utilisé contre la pourriture grise, ont également été observées sur le site du Médoc début août. La présence de spiroxamine et de cyprodinil, agissant notamment sur l’Oïdium, a été observée sur les sites du Cognaçais et du Médoc de début mai à mi-juillet" note ainsi l'ATMO.
Le Folpel fait ainsi parti des molécule en augmentation par rapport aux années précédentes, précise l'ATMO.
C'est aussi le cas du "prosulfocarbe, la pendiméthaline et le triallate, herbicides utilisés notamment sur céréales d’hiver, permettant de lutter contre l’abondance des graminées". 

Toujours du Lindane, interdit en agriculture depuis... 1998 !

Parmi les insecticides détectés, le Lindane a été retrouvé sur les sept sites de mesure. Il est pourtant interdit d'usage agricole depuis 1998. Comment se fait-il qu'il soit toujours présent ?

"Le Lindane est un produit persistant dans le sol, et continue de se répandre à cause de l'érosion", explique Julie Gault, chargée de communication à l'ATMO.

Le lindane a été classé comme cancérogène pour l'homme par l'OMS et son usage est interdit dans de nombreux pays.

Quel impact sur notre santé ? 

 Quel impact la présence de ces pesticides a-t-il sur notre santé, et sur l'environnement ? Y a-t-il des polluants qui sont trop présents dans l'air que nous respirons en Nouvelle-Aquitaine ?

Le Folpel, par exemple, est classé comme susceptible de provoquer des cancers, il est nocif par inhalation, provoque des allergies cutanées... Mais est-ce le cas aux niveaux détectés dans l'air de la région ?
Cette question ne fait pas partie du domaine de compétence de l'ATMO.
"Notre rôle s'arrête à la mesure, d'autres organismes comme l'ANSES ou l'ARS sont chargés d'utiliser nos données", souligne Julie Gault. De plus, il n'existe pas -encore- de seuil réglementaire concernant la présence de pesticides dans l'air, comme le précise l'organisme.

lundi 2 septembre 2019

Le bio en Hauts de France

Le bio en hauts de France

« La confrérie des insectes », ces scientifiques indépendants qui enquêtent sur la disparition des abeilles

Dans son livre « Et le monde devint silencieux », notre journaliste Stéphane Foucart dévoile comment l’agrochimie a infiltré et instrumentalisé des organisations scientifiques reconnues et des ONG de protection de la nature.
Pourquoi les insectes ne viennent-ils plus s’abîmer sur nos pare-brise, pourquoi leur bourdonnement joyeux n’anime-t-il plus autant nos jardins ? Dans un ouvrage intitulé Et le monde devint silencieux, édité conjointement par Le Monde et Seuil, notre journaliste Stéphane Foucart raconte comment les grandes firmes d’agrochimie sont parvenues à installer l’idée que l’effondrement des pollinisateurs était un mystère, en aucun cas lié à la mise sur le marché, au début des années 2000, des insecticides néonicotinoïdes. Une stratégie du doute calquée en tous points sur celle mise en œuvre par l’industrie du tabac dans les années 1950. A l’époque, les cigarettiers, inquiets des études révélant que les goudrons de la cigarette étaient cancérigènes, font appel à un communicant de génie, John Hill. Ce dernier théorise le fait que combattre la recherche est une perte de temps. Mieux vaut faire diversion en la poursuivant, en faisant ce que l’historien des sciences Robert Proctor a appelé de la « recherche leurre ». La cigarette provoquerait des cancers ? Et l’hérédité ? Et la nutrition ? Et le stress ? Et la pollution ? Autant de domaines de recherche que les industries du tabac se mettent à financer avec ardeur. Cet écran de fumée qui leur a permis si longtemps de faire douter de l’effet cancérigène de leur produit a été mis en place de manière similaire et redoutablement efficace par l’industrie agrochimique. Ainsi les fabricants de pesticides tentent-ils de comprendre la disparition des abeilles…
Dans un chapitre du livre de Stéphane Foucart, dont nous publions un large extrait ci-dessous, notre journaliste décortique la façon dont ces firmes ont infiltré, financé et instrumentalisé des organisations scientifiques ou associatives. Face à eux, « la confrérie des insectes » est sur un chemin de crête. Ce groupe de 70 scientifiques (biologistes, toxicologues, ornithologues, entomologistes, spécialistes de conservation, etc.) d’une vingtaine de nationalités regroupés au sein de la Task Force on Systemic Pesticides tente, depuis dix ans, de mener une recherche totalement indépendante des firmes, sur les causes réelles du déclin des insectes, des oiseaux et du reste du vivant. Un projet mené en parallèle de leurs travaux académiques, sur leur temps personnel et sur leurs propres deniers.
Voici l’extrait :
Un jour, au mitan des années 2000, un biologiste néerlandais, Maarten Bijleveld van Lexmond, réalise que le jardin de sa maison de Notre-Dame-de-Londres, dans le sud de la France, est étrangement dépeuplé. Que l’abondance et la diversité des insectes dans la campagne alentour diminuent rapidement. « Ce constat me tracassait, quelque chose n’allait pas, raconte-t-il. Je n’ai pas tout de suite pensé aux pesticides : moi, j’appartiens à l’époque de Rachel Carson, celle du DDT et des autres pesticides organochlorés, interdits dans les années 1980… » Dernier cofondateur encore vivant de la branche néerlandaise du World Wildlife Fund (WWF), Maarten Bijleveld van Lexmond pensait que les problèmes majeurs posés par les phytosanitaires étaient derrière lui.
« Au printemps 2009, j’ai commencé à recevoir des courriers d’entomologistes m’alertant sur le déclin catastrophique des insectes en Europe, raconte-t-il. J’ai tout de suite mis en relation ces alertes avec ce que j’observais autour de moi. C’est à ce moment-là que j’ai compris qu’il fallait agir d’urgence. » Au cours de l’été, il invite chez lui une douzaine de scientifiques français et suisses, de plusieurs disciplines, tous également inquiets de la situation. Ensemble, ils rédigent un bref texte – l’appel de Notre-Dame-de-Londres – sous le titre : « Pas de nouveau printemps silencieux ! », en référence au titre de l’opus magnum de Rachel Carson.
Leurs soupçons se portent sur les nouvelles générations de pesticides systémiques neurotoxiques, les néonics et le fipronil. Leur appel restera largement confidentiel ; le public n’en entendra jamais parler. Bien vite, Maarten Bijleveld van Lexmond reçoit le soutien de deux scientifiques d’envergure : le Suisse Pierre Goeldlin de Tiefenau et le Français François Ramade. Le premier est biologiste et entomologiste, ancien professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et à l’université de Lausanne, directeur du Muséum d’histoire naturelle de la même ville. Il est l’un des plus grands spécialistes européens des syrphides – cette famille de mouches colorées dont les parures imitent parfois celles des abeilles et des guêpes, et qui ont aujourd’hui presque totalement disparu de nombreux paysages européens. Professeur émérite à l’université Paris-Sud, le second est l’un des pères fondateurs de l’écotoxicologie : sommité de l’étude des effets environnementaux des pesticides, il a contribué à fonder ce domaine de recherche, dès la fin des années 1950. En janvier 1977, Écotoxicologie, son ouvrage séminal publié par l’éditeur scientifique Masson, a été le premier titre ainsi intitulé au monde et la première synthèse des travaux de cette discipline naissante.
Les trois scientifiques contactent d’autres chercheurs, biologistes, toxicologues, ornithologues, entomologistes, spécialistes de conservation, sollicitent leurs opinions, leurs observations et leurs hypothèses sur la catastrophe qu’ils constatent de visu. Les trois hommes grisonnants – tous nés avant la Seconde Guerre mondiale – rencontrent à l’automne 2009 la direction générale de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), la plus vénérable et la plus célèbre des ONG de protection de la biodiversité, pour lui faire part de leur inquiétude. Il n’en sortira pas grand-chose. Mais autour des trois scientifiques vont peu à peu s’agréger d’autres chercheurs de diverses nationalités, tous également inquiets de l’effondrement manifeste des insectes, des oiseaux et du reste du vivant.
Artisan des premières recherches sur le sujet, le chimiste et toxicologue Jean-Marc Bonmatin, chercheur au CNRS, le vaisseau-amiral de la recherche académique française, est invité par François Ramade à participer aux premiers brainstormings. « La première réunion formelle du groupe s’est tenue dans une petite salle de l’université Paris-Sud en 2010. Nous n’étions alors qu’une dizaine et nous sommes restés toute la journée à confronter toutes les causes susceptibles d’expliquer le déclin accéléré des oiseaux et des insectes, raconte-t-il. Le soir venu, toutes les hypothèses possibles avaient été discutées : l’éclairage nocturne, le changement climatique, etc. Bien sûr, il n’y a jamais une cause unique à des phénomènes aussi complexes, mais nous cherchions celle qui domine toutes les autres et qui a un caractère mondial. Parmi les pesticides, nous avons donc bien évidemment privilégié les insecticides puisqu’ils sont faits pour tuer les insectes. Puis parmi eux, nous avons cherché ceux qui étaient à la fois les plus efficaces, les plus persistants et qui étaient utilisés avec le plus d’acharnement. Nous sommes arrivés à ce consensus : la seule hypothèse qui tenait la route était celle d’une responsabilité majeure des néonics et/ou du fipronil. » Au fil des mois, de nouveaux scientifiques rejoignent ce groupe informel et, parallèlement à leur activité académique d’enseignement et de recherche, participent aux discussions. Le groupe de travail sur les pesticides systémiques (TFSP, pour Task Force on Systemic Pesticides) est né.
Moins d’une décennie plus tard, la TFSP rassemble quelque 70 scientifiques d’une vingtaine de nationalités et d’une grande variété de disciplines, tous affiliés à des universités, des organismes publics de recherche, membres de sociétés savantes, voire d’administrations publiques. Ce qui est devenu au fil des ans un consortium scientifique international est, aussi, une sorte de confrérie, voire une société secrète. La liste des membres de la TFSP n’est pas publique et certains veulent rester très discrets. « Il n’existe que deux personnes qui disposent de la liste complète de nos membres, témoigne un des fondateurs du groupe. Nous savons tous que les scientifiques qui travaillent sur les pesticides sont fréquemment attaqués, mis en cause dans leur intégrité scientifique, fragilisés professionnellement ou font l’objet de tentatives pour les dénigrer ou les influencer. Nous avons très tôt voulu protéger les membres les plus jeunes ou les plus statutairement fragiles, par exemple ceux qui ne disposent pas encore d’une position académique qui les protège. »  
Que faire, lorsqu’on est chercheur, pour alerter ? Comment agir ? La réponse est évidente : étudier, rassembler les connaissances, écrire, publier. Et faire tout cela selon les règles de la science. Au fil des réunions, les membres du collectif se répartissent les tâches pour synthétiser l’état du savoir sur les néonicotinoïdes et le fipronil. Dans cette jungle touffue et inextricable qu’est la littérature savante, débusquer toutes les données pertinentes, les mettre en cohérence et en perspective, est un travail que seuls des hommes de l’art peuvent accomplir.
Chaque étude est comme une pièce isolée d’un grand puzzle. Prise isolément, elle ne dit pas grand-chose. Ce qu’entreprend la TFSP, c’est retrouver toutes les pièces du puzzle et les assembler. Sans cette vue d’ensemble, la somme importante de travaux scientifiques déjà disponible à l’époque sur le sujet ne fait pas sens. « On s’est simplement dit que si nous ne le faisions pas, personne d’autre ne le ferait à notre place », raconte Jean-Marc Bonmatin. En 2011, la TFSP trouve auprès de la fondation d’une banque néerlandaise – la Fondation Triodos – les maigres financements nécessaires à son fonctionnement, au moins pour permettre que les membres du collectif se réunissent une à deux fois l’an. « Tous les collègues qui participent à la TFSP travaillent à ce projet sur leur temps libre, le soir, les week-ends, la nuit parfois, explique Jean-Marc Bonmatin. La plupart du temps, ils prennent eux-mêmes en charge les frais de transport, même s’ils sont coûteux, en particulier pour nos collègues asiatiques. La moindre des choses est que le collectif puisse prendre en charge les frais d’hébergement et quelques repas. »
En 2012, la TFSP reçoit le soutien institutionnel de l’UICN. Pour les membres du collectif, c’est un début de reconnaissance de l’importance du travail entrepris : l’UICN, qui tient la célèbre liste rouge des espèces menacées, est un peu à la défense de la nature ce que les Nations unies sont à la diplomatie. Plus d’un millier d’associations, des États, des agences gouvernementales sont membres de cette organisation dont le travail fait autorité et participe à l’orientation des politiques publiques de protection de la nature dans de nombreux pays. Bien qu’indépendante de toute tutelle formelle, la TFSP s’inscrit alors dans l’organigramme institutionnel de la grande ONG internationale basée à Gland, en Suisse.
Et le travail avance. Début 2014, six épais manuscrits sont prêts à être publiés et une revue scientifique en accepte la publication. Tout le savoir disponible sur les néonics y est rassemblé, à travers plusieurs thèmes : usages, devenir dans l’environnement et voies d’exposition, effets collatéraux sur les insectes non ciblés et sur les vertébrés, risques pour le fonctionnement des écosystèmes, alternatives à leur utilisation. Toute la connaissance disponible sur le sujet est réunie en près de 200 pages bardées d’une bibliographie de près d’un millier d’études. Le tout encadré d’une introduction et d’une conclusion signée par trente scientifiques membres de la TFSP ne craignant pas d’être exposés et qui ne font pas mystère de la gravité de la situation.
La publication de l’ensemble, dans un numéro spécial de la revue Environmental Science & Pollution Research, aura un fort impact médiatique et scientifique. Et, signe que les travaux de synthèse de la TFSP dérangent, leurs membres sont aussitôt attaqués, dans la blogosphère, par des faux nez de l’industrie agrochimique : le travail conduit par le consortium – qui n’est, rappelons-le, qu’une synthèse – serait militant, biaisé, etc. Le Genetic Literacy Project, un site Internet basé aux États-Unis et lié à l’industrie agrochimique, leur a consacré pas moins d’une dizaine d’articles entre 2014 et 2018, les qualifiant d’« activistes » pratiquant une « recherche corrompue », etc. Entre autres liens révélés par la presse américaine, le site a participé à l’organisation, en 2014 et 2015, de sessions de « formation » de journalistes et de scientifiques, financées à hauteur de 300 000 dollars par Bayer, BASF DowDuPont et Monsanto. Le site compte aussi parmi ses animateurs et ses contributeurs d’anciens consultants rémunérés par les fabricants de cigarettes pour jeter le doute sur la nocivité du tabac… En France aussi, l’opprobre sera jeté sur les membres de la TFSP par des sites Internet tenus par des consultants de l’agro-industrie, dont l’un intitule l’un de ses articles, paru quelques mois après la publication des premières synthèses du groupe de chercheurs : « Des chercheurs au service de l’UICN ? »
Les choses ne sont pas si simples. Car, entre le collectif et l’UICN, les liens se sont singulièrement distendus. « Vers le début de l’année 2014, alors que nous mettons la dernière main à nos manuscrits, nous apprenons que l’UICN est en pourparlers avec Syngenta, dans l’objectif de conclure un partenariat », raconte Jean-Marc Bonmatin. Un partenariat qui s’accompagnerait de financements substantiels. « Parallèlement à cela, l’UICN nous demande, puisque nous sommes censés être un groupe de travail de l’organisation, la liste de nos membres, poursuit le chimiste français. Nous refusons aussitôt. » Le groupe accepte que ses travaux soient endossés par l’UICN, mais la TFSP entend rester totalement indépendante. Elle continue à publier des synthèses de la littérature scientifique et protège toujours jalousement l’anonymat de ses membres qui souhaitent rester discrets. Cette discrétion est-elle vraiment utile ? Elle l’est indiscutablement. En témoigne la révélation du « fichier Monsanto », en mai 2019 : ce fichier de plusieurs centaines de personnalités françaises, établi à des fins de lobbying par les communicants de Monsanto, comportait quelques noms de scientifiques… dont celui du vice-président de la TFSP.
Le 8 novembre 1994, James Todd, président de l’American Medical Association (AMA), prend sa plus belle plume. Le patron de la principale société professionnelle de médecins américains, éditrice de l’une des plus prestigieuses revues de recherche biomédicale – le Journal of the American Medical Association (JAMA) –, écrit à tous les doyens des facultés de médecine des États-Unis : il leur demande instamment de ne plus accepter le moindre financement de l’industrie du tabac. Ni directement ni par le biais des institutions créées par elle, comme le Tobacco Institute (Institut du tabac), le Center for Tobacco Research (Centre pour la recherche sur le tabac), le Smokeless Tobacco Research Council (Conseil pour la recherche sur le tabac sans fumée) ou encore le Center for Indoor Air Research (Centre pour la recherche sur l’air intérieur). « D’abord, les fonds alloués aident les industriels à convaincre les responsables politiques et le public qu’ils ont des projets de recherche légitimes en cours, continuant à chercher des liens entre la consommation de tabac et la santé, sous-entendant ainsi que la question est toujours controversée, écrit James Todd. Ensuite, l’industrie utilise ces fonds pour acheter le silence des universités et des chercheurs, pour s’associer à de prestigieuses institutions et s’offrir ainsi de la respectabilité. »
Ces mots semblent de simple bon sens aujourd’hui mais, au milieu des années 1990, de nombreux projets de recherche sont encore financés par les marchands de cigarettes. « La mission de la médecine et de la recherche biomédicale légitime n’est jamais, selon nous, compatible avec les objectifs de l’industrie du tabac, poursuit James Todd dans sa lettre. L’utilisation de l’argent du tabac par les facultés de médecine, pour financer leur recherche, compromet la confiance du public, construite depuis des décennies. L’AMA enjoint fortement aux départements médicaux de cesser d’accepter l’argent des cigarettiers et de leurs organisations. » L’objectif des marchands de cigarettes est toujours, in fine, d’écouler le plus de cigarettes possible ; leurs intérêts sont donc incompatibles avec la défense de la santé publique. Ce raisonnement simple, porté par James Todd en 1994, a été oublié. Car bien que l’objectif des marchands de produits phytosanitaires soit également, in fine, d’écouler le plus de pesticides possible dans l’environnement, il ne semble pas problématique de chercher à capter leur manne, ni pour la recherche ni même pour défendre la nature et la biodiversité.
Le 5 mars 2014, un courriel interne de l’UICN prévient plusieurs hauts responsables de l’organisation qu’une réunion d’une journée et demie est prévue, début avril, avec des cadres dirigeants de Syngenta, au quartier général de la firme, à Bâle (Suisse). Aussi importante soit-elle, l’UICN est en effet confrontée à un problème chronique de financement et cherche des ressources pour continuer à fonctionner. Le courriel interne fixe le cadre et l’objectif des discussions, dans cette novlangue si caractéristique du management anglo-saxon. Il faudra « explorer des objectifs communs [à l’UICN et Syngenta] pour aborder des éléments spécifiques des défis mondiaux en matière de conservation de la nature, de sécurité alimentaire et de durabilité agricole […], exprimer à quelle ambition et à quels objectifs stratégiques communs il serait possible de parvenir […], identifier des domaines de convergence et de divergence qui pourraient entraîner des changements positifs et tangibles […], parvenir à une décision claire quant à l’opportunité de s’engager dans des domaines spécifiques de collaboration ». Une phrase surprend particulièrement : l’un des objectifs de la réunion de haut niveau, lit-on dans le courriel, sera de « créer [avec Syngenta] l’espace d’un dialogue constructif sur les domaines de désaccord ». La réunion n’aura finalement pas lieu, d’abord reportée de plusieurs semaines ; en définitive, aucun accord ne sera conclu.

Moratoire européen

Mais le doute s’est instillé. D’autant que, début avril 2014, moins d’un mois après que l’annonce d’une réunion de pourparlers avec Syngenta a circulé à l’UICN, et alors que les discussions avec la firme agrochimique sont toujours d’actualité, l’ONG diffuse un surprenant communiqué de presse sur le déclin rapide des bourdons d’Europe. Ces pollinisateurs sauvages importants, jadis omniprésents dans tous les paysages européens, se font de plus en plus rares. Sur les 68 espèces recensées sur le Vieux Continent, 30 sont en déclin et 12 sont menacées d’extinction. A priori rien que de très banal. Mais plusieurs membres de la TFSP se montrent très circonspects sur la tournure du communiqué. « Le changement climatique, l’intensification de l’agriculture et les changements dans l’utilisation des terres agricoles sont les menaces principales auxquelles ces espèces sont confrontées », explique celui-ci. Les pesticides ? Le terme n’apparaît qu’une seule fois dans le texte diffusé par l’UICN, au cinquième paragraphe. Ce n’est d’ailleurs pas dans la bouche d’un responsable de l’ONG que le mot apparaît, mais dans une citation attribuée au Commissaire européen à l’environnement, Janez Potoċnik, qui précise : « Le déclin des bourdons européens est un problème qui doit être abordé sur tous les fronts. L’Union européenne a interdit récemment l’usage de certains pesticides qui sont dangereux pour les abeilles, et elle finance des recherches sur le statut de conservation des pollinisateurs. »
Nous sommes au début de l’année 2014 : le moratoire européen sur certains usages de trois néonicotinoïdes et du fipronil vient d’entrer en vigueur. Pourtant, hors de la citation de M. Potoċnik, le communiqué de l’ONG ne dit rien des nouveaux pesticides systémiques. L’essentiel de l’effondrement des populations de bourdons est attribué au changement climatique. En avril 2014, pourtant, des études incontournables, publiées dans les plus grandes revues scientifiques, pointent déjà un risque énorme des néonics pour les bourdons.

La fertilité des bourdons

Parue deux années auparavant dans la revue Science, celle de Penelope Whitehorn indique qu’aux doses d’exposition d’imidaclopride rencontrées dans l’environnement, la fertilité d’une colonie de Bombus terrestris est réduite de 85 %. Publiée quelques semaines plus tard, une autre étude britannique allait dans le même sens. À l’automne 2012, le mastodonte de l’édition scientifique, la revue britannique Nature, avait déjà publié un autre travail expérimental indiquant que l’exposition chronique à un néonic et à un autre insecticide courant, à des niveaux mimant là encore ceux rencontrés dans les champs, « détériore le comportement de butinage, augmente la mortalité des bourdons, réduisant significativement le couvain [l’ensemble des larves] et le succès [c’est‑à-dire la probabilité de survie] de la colonie ». Une autre étude publiée début 2014 montre, elle aussi, que les bourdons exposés à des doses environnementales d’imidaclopride ramènent à la colonie environ 30 % de pollen en moins, par comparaison avec les insectes non exposés. Ce qui, selon les auteurs, offre une explication plausible du mécanisme à l’œuvre dans l’affaiblissement des colonies de Bombus terrestris causé par les néonics. Tous ces travaux, dont aucun spécialiste des bourdons ne peut ignorer l’existence au printemps 2014, sont simplement occultés par le communiqué.
Il y a plus surprenant encore. Le communiqué de l’UICN mentionne des mesures à mettre en place pour favoriser ces pollinisateurs sauvages, mais omet de mentionner toute restriction de pesticides comme levier d’action. « Un certain nombre de mesures, notamment la mise en place de bordures et de bandes tampons autour des terres agricoles riches en fleurs et en espèces sauvages ainsi que la préservation des prairies sont considérées comme des outils efficaces pour contrecarrer le déclin rapide des espèces de bourdons, explique le communiqué de l’ONG. Elles peuvent permettre aux abeilles de butiner et aider à maintenir des populations stables de pollinisateurs, dont la survie est essentielle pour la sécurité alimentaire européenne. »
D’abord, il est impossible de ne pas noter que cette stratégie est très exactement celle portée par l’« Opération pollinisateur » de Syngenta, visant à « favoriser les insectes pollinisateurs en fournissant des bandes de fleurs sauvages ». Ensuite, elle défie toute forme de logique. Comment expliquer aux pollinisateurs qu’ils doivent butiner ici, mais pas là-bas ? Et comment, de toute façon, s’assurer que les fleurs sauvages, semées en bordures de parcelles traitées, ne sont pas également contaminées par les néonics, ainsi que plusieurs travaux l’ont montré ? L’UICN dément sans surprise, avec force, toute forme d’influence sur sa communication. « Les menaces listées pour les bourdons résument ce qui peut conduire à des risques d’extinction au niveau européen, et n’ont pas pour vocation d’être une description complète de toutes les menaces pesant à l’échelon local sur les espèces en question, assure Ana Nieto, chargée de la conservation de la biodiversité européenne à l’UICN. De fait, il faut noter que des espèces très répandues peuvent souvent connaître des déclins sévères dans certaines zones, par exemple dus aux pesticides, mais restent communes ailleurs. » Quant aux experts extérieurs sollicités par l’ONG pour produire l’analyse, Ana Nieto précise que deux d’entre eux appartiennent à une université – l’université de Mons, en Belgique – ayant reçu 8 000 euros de financement de firmes agrochimiques, dans les cinq années précédentes.
 En définitive, Syngenta et l’UICN n’ont pas conclu d’accord de partenariat – la publication, dans la presse, de l’existence des pourparlers entre les deux organisations, au printemps 2014, n’y est peut-être pas étrangère. Mais les firmes agrochimiques (et bien d’autres) ont, de longue date, un pied dans la maison. En décembre 2013, le World Business Council on Sustainable Development (WBCSD, Conseil mondial des entreprises pour le développement durable) est devenu membre à part entière de l’UICN. Le WBCSD n’est pas une association environnementaliste à but non lucratif comme les autres : elle rassemble de nombreuses entreprises multinationales, dont Syngenta, Bayer, BASF, Dow (rebaptisée Corteva après son rapprochement avec DuPont) et même Philip Morris – mais c’est une autre histoire.
Ce type de partenariat influe-t‑il sur l’UICN, son travail, la définition de ses priorités, sa communication au public, ses interactions avec les responsables politiques ? Et si oui, comment ? Ces questions sont pour l’heure insolubles. Mais il est incontestable que la question, majeure, des nouvelles générations de pesticides systémiques ne fait pas partie des priorités de l’organisation – bien que celle-ci s’en défende. Une recherche des termes « pesticides systémiques » (« Systemic pesticides ») sur le moteur de recherche de l’UICN renvoie à 15 pages ou documents et seulement à 4 contenant le mot « néonicotinoïdes » (« neonicotinoids »). Il s’agit, essentiellement, de documents relatifs aux travaux de la TFSP : hors de l’effort bénévole d’une cinquantaine de scientifiques, l’UICN ne s’est pas mobilisée sur le sujet. Par comparaison, une requête dans le moteur de recherche de l’organisation sur la thématique de la « chasse » (« hunting ») fait remonter 475 documents.

Des ONG courtisées par l’agrochimie

Au moins une autre grande organisation non gouvernementale de défense de la nature est aussi courtisée par l’agrochimie : The Nature Conservancy. C’est l’une des plus grandes et anciennes organisations de protection de la biodiversité aux États-Unis. Elle est liée depuis 2007 par un partenariat avec Syngenta. Pour mener les projets (cartographie de régions agricoles en Amérique du Sud, lutte contre la déforestation, etc.) soutenus par la société suisse, The Nature Conservancy a touché au total un financement d’environ 10 millions de dollars. Comment traiter, dans cette situation, la question des néonics ? La réponse de l’organisation environnementaliste est millimétrée : « Il est vrai que les néonics ont été identifiés comme l’une des nombreuses causes du déclin des pollinisateurs. Entre autres pour cette raison, nous pensons qu’il est important de travailler à réduire radicalement la quantité de pesticides utilisés dans l’environnement. S’engager aux côtés de l’agribusiness pour changer la manière dont ils pensent le développement de leurs produits phytosanitaires et leur utilisation est une manière d’accomplir cela. »
Comme l’écrivait en 1994 James Todd, le président de l’American Medical Association, aux doyens des facultés de médecine américaines, accepter les financements d’entreprises dont l’objectif est en irrémédiable contravention avec le vôtre est rarement une bonne idée. Les responsables des organisations qui bénéficient de ces subsides ont souvent le sentiment d’avoir dressé tous les garde-fous entre ces financements et leur activité, mais l’histoire longue des relations entre les cigarettiers et la recherche biomédicale américaine montre que c’est impossible. Chaque dollar donné compte. Chaque financement finit par peser. Dans le cas des néonics, le soutien financier apporté par les firmes agrochimiques aux organisations de défense de l’environnement, ou aux associations professionnelles, aux sociétés savantes a d’abord pour objectif l’invisibilisation des problèmes posés par les néonics. Il n’est pas nécessairement question de nier l’existence de ces problèmes, il suffit de ne pas trop en parler.

Cautions académiques

Les firmes sont ainsi, plus que jamais, à la recherche de cautions académiques. Au printemps 2019, dans une offensive médiatique pour présenter sa société comme sincèrement inquiète de la disparition des insectes et même susceptible de fournir des solutions au problème, Erik Fyrwald, le patron de Syngenta, a invité Louise Fresco – présidente de l’université de Wägeningen, l’une des plus prestigieuses universités des Pays-Bas, et ancienne sous-directrice de la FAO – à rejoindre le conseil de surveillance de l’entreprise. Celle-ci a accepté. Elle a expliqué son choix à Het Financieele Dagblad, dans un entretien croisé avec Erik Fyrwald. « J’y ai réfléchi longtemps, a-t‑elle expliqué au quotidien. Ce serait mal si je n’osais pas travailler avec le secteur privé. Les entreprises ont besoin de scientifiques indépendants et j’ai montré que je le suis. » Comme Dennis vanEngelsdorp avec Monsanto, Louise Fresco entend faire évoluer Syngenta par sa présence dans son conseil de surveillance. Changer le système de l’intérieur, entrer dans la machine pour en modifier subtilement les rouages.
Combien de scientifiques rejoignent les rangs de l’industrie avec cet espoir ou ce prétexte ? Alors même que c’est presque toujours la machine qui finit par les infléchir, sans qu’eux-mêmes le réalisent. Comment penser qu’un scientifique, même éclairé et charismatique, pourrait par son seul verbe modifier la marche d’une entreprise de 28 000 salariés implantée dans 90 pays, pesant quelque 13 milliards de dollars de chiffre d’affaires et soumise à l’impérieuse exigence de rentabilité de ses actionnaires ?
Sans probablement en être consciente, Louise Fresco montre au contraire, tout au long de l’entretien accordé au quotidien néerlandais, que son discours est en parfaite cohérence avec celui l’agrochimiste. L’interdiction de trois néonicotinoïdes en Europe ? Un choix « politique », répond-elle. Devant elle, Erik Fyrwald assure que « Syngenta est très préoccupée par le bien-être des insectes pollinisateurs comme les abeilles ». « Nous avons une importante activité de sélection de semences qui dépendent des pollinisateurs, ajoute-t‑il. Donc, bien sûr, nous ne faisons rien de préjudiciable pour notre propre division des semences et pour nos agriculteurs. Je ne connais aucune recherche qui prouve que les abeilles ou les oiseaux meurent des néonicotinoïdes. » Scientifique, spécialiste de développement durable, Louise Fresco ne peut ignorer que des centaines d’études démentent la déclaration du patron de Syngenta. Mais, devant les deux journalistes de Het Financieele Dagblad qui recueillent leurs propos, elle ne
le contredira pas.
Il est difficile d’imaginer l’ampleur de l’influence des firmes agrochimiques sur la production des connaissances sur le déclin des insectes, sur la diffusion de cette connaissance aux parties prenantes et au public. Non seulement en s’associant à des organisations de défense de la nature, mais aussi en étant présent au cœur de la plus haute instance d’expertise mondiale sur la biodiversité, l’IPBES, créée en 2012 sous l’égide des Nations unies pour être à l’organe d’expertise de référence sur les stratégies de préservation de la diversité du vivant. En d’autres termes, l’IPBES doit remplir un rôle analogue à celui du GIEC : un rôle crucial puisque ces rapports forment le socle des politiques publiques menées dans de nombreux pays pour préserver la biodiversité.

Entrisme

Le galop d’essai de l’organisme, son tout premier rapport d’expertise, concernait précisément les pollinisateurs. Or une brève correspondance de trois chercheurs, adressée à la revue Nature et publiée à l’hiver 2014, donne toute la mesure de l’entrisme des firmes agrochimiques. Le biologiste Axel Hochkirch, professeur à l’université de Trèves, en Allemagne, et deux autres chercheurs interpellent la direction générale de l’IPBES, notant que « deux représentants de l’industrie agrochimique sont parmi les auteurs du rapport sur la pollinisation de l’IPBES ». Le fait est à peine croyable. « Étant donné le rôle de l’agrochimie dans le déclin des pollinisateurs, il nous semble que des scientifiques financés par des entreprises de ce secteur ne devraient pas être auteurs principaux ou auteurs coordinateurs de chapitres dans un tel rapport d’évaluation », précisent-ils, avec sans doute le curieux sentiment de devoir enfoncer des enfilades de portes ouvertes. C’est un peu comme si des salariés d’ExxonMobil ou de Peabody avaient été conviés à corédiger certains chapitres des rapports du GIEC, ou comme si des rapports de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avaient été pris en charge par Philip Morris ou British American Tobacco.
Dans les mêmes colonnes, le secrétariat de l’IPBES répond quelques semaines plus tard que « les scientifiques des sociétés agrochimiques [en question] ont été sélectionnés sur leur capacité, comme scientifiques indépendants, à apporter une contribution objective ». Le premier de ces « scientifiques indépendants » est connu du lecteur : il s’agit de Helen Thompson, alors tout juste recrutée par Syngenta. Celle-ci a été « autrice principale » (« lead author ») du chapitre II du rapport de l’IPBES sur les pollinisateurs – le chapitre, stratégique, consacré aux causes de leur déclin –, au côté de six autres « auteurs principaux ». Or, parmi eux, aucun spécialiste des effets des pesticides sur les abeilles et les pollinisateurs… Quant au second représentant de l’industrie, Christian Maus, il a servi comme « auteur principal » du premier chapitre du rapport (« Contexte sur les pollinisateurs, la pollinisation et la production alimentaire »), et « auteur contributeur » du sixième (« Risques et opportunités associés aux pollinisateurs et à la pollinisation »).
La protestation d’Axel Hochkirch et ses coauteurs n’a pas changé la donne et le rapport a été rendu, deux années plus tard, avec les deux scientifiques de l’industrie figurant dans le groupe d’experts. Mais de vives protestations se font entendre quelques semaines avant la réunion plénière de février 2016, au cours de laquelle les États membres de l’IPBES doivent adopter le rapport, enfin finalisé, sur les pollinisateurs. En définitive, il serait inexact de prétendre que le rapport a fait l’impasse sur les néonics : passé entre de nombreuses mains, revu, commenté et amendé par des chercheurs de la communauté compétente, le texte cite largement les effets délétères des nouveaux pesticides systémiques. Mais cela ne dit rien de ce qu’aurait été le texte si sa première version avait été rédigée dans des conditions libres de tout conflit d’intérêts.
L’ampleur de l’influence des firmes sur les organismes de recherche ou d’expertise, nationaux ou internationaux, voire sur les grandes ONG de conservation de la nature, donne toute sa valeur à la TFSP. En juillet 2019, exactement une décennie après la réunion, dans sa maison de Notre-Dame-de-Londres, qui allait donner naissance au groupe, Maarten Bijleveld van Lexmond le dit avec une fierté dont on peut désormais saisir tout le sens : « Tout ce temps, la TFSP a fourni en toute indépendance, via ses publications et une dizaine de symposiums organisés partout dans le monde, les arguments scientifiques nécessaires pour agir. Et pendant tout ce temps, nous n’avons jamais accepté de fonds provenant directement ou indirectement de l’industrie : nous sommes restés libres. »

« Et le monde devint silencieux »
Tel est le titre d’un ouvrage ­publié conjointement par le Seuil et Le Monde, jeudi 29 août. Sous-titré « Comment l’agrochimie a détruit les insectes », il prolonge les enquêtes que nous avons publiées sur l’impact des insecticides néonicotinoïdes sur les insectes non cibles, notamment les pollinisateurs. Depuis leur introduction, dans les années 1990, les trois quarts de la quantité d’insectes volants ont disparu des campagnes d’Europe occidentale. Le livre décrit la façon dont ­l’industrie des phytosanitaires s’est employée à faire douter de l’impact collatéral de ses produits sur les insectes non ciblés. On voit à l’œuvre les stratégies inspirées de l’« ingénierie du doute » développée par l’industrie du tabac dans les années 1950 et reprise depuis par les officines climatosceptiques. Mais on y découvre aussi des scientifiques indépendants qui, depuis une décennie, avec des moyens dérisoires, documentent et alertent sur la catastrophe en cours.
« Et le monde devint silencieux », de Stéphane Foucart (Seuil-Le Monde, 338 p., 20 €).







  

  


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