Dans son livre « Et le monde devint silencieux », notre journaliste
Stéphane Foucart dévoile comment l’agrochimie a infiltré et
instrumentalisé des organisations scientifiques reconnues et des ONG de
protection de la nature.
Pourquoi les insectes ne viennent-ils
plus s’abîmer sur nos pare-brise, pourquoi leur bourdonnement joyeux
n’anime-t-il plus autant nos jardins ? Dans un ouvrage intitulé Et le monde devint silencieux, édité conjointement par Le Monde et
Seuil, notre journaliste Stéphane Foucart raconte comment les grandes
firmes d’agrochimie sont parvenues à installer l’idée que l’effondrement
des pollinisateurs était un mystère, en aucun cas lié à la mise sur le
marché, au début des années 2000, des insecticides néonicotinoïdes. Une
stratégie du doute calquée en tous points sur celle mise en œuvre par
l’industrie du tabac dans les années 1950. A l’époque, les cigarettiers,
inquiets des études révélant que les goudrons de la cigarette étaient
cancérigènes, font appel à un communicant de génie, John Hill. Ce
dernier théorise le fait que combattre la recherche est une perte de
temps. Mieux vaut faire diversion en la poursuivant, en faisant ce que
l’historien des sciences Robert Proctor a appelé de la « recherche
leurre ». La cigarette provoquerait des cancers ? Et l’hérédité ? Et la
nutrition ? Et le stress ? Et la pollution ? Autant de domaines de
recherche que les industries du tabac se mettent à financer avec ardeur.
Cet écran de fumée qui leur a permis si longtemps de faire douter de
l’effet cancérigène de leur produit a été mis en place de manière
similaire et redoutablement efficace par l’industrie agrochimique. Ainsi
les fabricants de pesticides tentent-ils de comprendre la disparition
des abeilles…
Dans un chapitre du livre de Stéphane
Foucart, dont nous publions un large extrait ci-dessous, notre
journaliste décortique la façon dont ces firmes ont infiltré, financé et
instrumentalisé des organisations scientifiques ou associatives. Face à
eux, « la confrérie des insectes » est sur un chemin de crête. Ce
groupe de 70 scientifiques (biologistes, toxicologues, ornithologues,
entomologistes, spécialistes de conservation, etc.) d’une vingtaine de
nationalités regroupés au sein de la Task Force on Systemic Pesticides
tente, depuis dix ans, de mener une recherche totalement indépendante
des firmes, sur les causes réelles du déclin des insectes, des oiseaux
et du reste du vivant. Un projet mené en parallèle de leurs travaux
académiques, sur leur temps personnel et sur leurs propres deniers.
Voici l’extrait :
Un
jour, au mitan des années 2000, un biologiste néerlandais, Maarten
Bijleveld van Lexmond, réalise que le jardin de sa maison de
Notre-Dame-de-Londres, dans le sud de la France, est étrangement
dépeuplé. Que l’abondance et la diversité des insectes dans la campagne
alentour diminuent rapidement. « Ce constat me tracassait, quelque chose n’allait pas, raconte-t-il. Je
n’ai pas tout de suite pensé aux pesticides : moi, j’appartiens à
l’époque de Rachel Carson, celle du DDT et des autres pesticides
organochlorés, interdits dans les années 1980… » Dernier
cofondateur encore vivant de la branche néerlandaise du World Wildlife
Fund (WWF), Maarten Bijleveld van Lexmond pensait que les problèmes
majeurs posés par les phytosanitaires étaient derrière lui.
« Au printemps 2009, j’ai commencé à recevoir des courriers
d’entomologistes m’alertant sur le déclin catastrophique des insectes en
Europe, raconte-t-il. J’ai tout de suite mis en relation ces
alertes avec ce que j’observais autour de moi. C’est à ce moment-là que
j’ai compris qu’il fallait agir d’urgence. » Au cours de l’été, il
invite chez lui une douzaine de scientifiques français et suisses, de
plusieurs disciplines, tous également inquiets de la situation.
Ensemble, ils rédigent un bref texte – l’appel de Notre-Dame-de-Londres –
sous le titre : « Pas de nouveau printemps silencieux ! », en référence au titre de l’opus magnum de Rachel Carson.
Leurs soupçons se portent sur les nouvelles générations de pesticides
systémiques neurotoxiques, les néonics et le fipronil. Leur appel
restera largement confidentiel ; le public n’en entendra jamais parler.
Bien vite, Maarten Bijleveld van Lexmond reçoit le soutien de deux
scientifiques d’envergure : le Suisse Pierre Goeldlin de Tiefenau et le
Français François Ramade. Le premier est biologiste et entomologiste,
ancien professeur à l’École polytechnique fédérale de Lausanne et à
l’université de Lausanne, directeur du Muséum d’histoire naturelle de la
même ville. Il est l’un des plus grands spécialistes européens des
syrphides – cette famille de mouches colorées dont les parures imitent
parfois celles des abeilles et des guêpes, et qui ont aujourd’hui
presque totalement disparu de nombreux paysages européens. Professeur
émérite à l’université Paris-Sud, le second est l’un des pères
fondateurs de l’écotoxicologie : sommité de l’étude des effets
environnementaux des pesticides, il a contribué à fonder ce domaine de
recherche, dès la fin des années 1950. En janvier 1977, Écotoxicologie,
son ouvrage séminal publié par l’éditeur scientifique Masson, a été le
premier titre ainsi intitulé au monde et la première synthèse des
travaux de cette discipline naissante.
Les trois scientifiques contactent d’autres chercheurs, biologistes,
toxicologues, ornithologues, entomologistes, spécialistes de
conservation, sollicitent leurs opinions, leurs observations et leurs
hypothèses sur la catastrophe qu’ils constatent de visu. Les trois
hommes grisonnants – tous nés avant la Seconde Guerre mondiale –
rencontrent à l’automne 2009 la direction générale de l’Union
internationale pour la conservation de la nature (UICN), la plus
vénérable et la plus célèbre des ONG de protection de la biodiversité,
pour lui faire part de leur inquiétude. Il n’en sortira pas grand-chose.
Mais autour des trois scientifiques vont peu à peu s’agréger d’autres
chercheurs de diverses nationalités, tous également inquiets de
l’effondrement manifeste des insectes, des oiseaux et du reste du
vivant.
Artisan des premières recherches sur le sujet, le chimiste et
toxicologue Jean-Marc Bonmatin, chercheur au CNRS, le vaisseau-amiral de
la recherche académique française, est invité par François Ramade à
participer aux premiers brainstormings. « La première réunion
formelle du groupe s’est tenue dans une petite salle de l’université
Paris-Sud en 2010. Nous n’étions alors qu’une dizaine et nous sommes
restés toute la journée à confronter toutes les causes susceptibles
d’expliquer le déclin accéléré des oiseaux et des insectes, raconte-t-il. Le
soir venu, toutes les hypothèses possibles avaient été discutées :
l’éclairage nocturne, le changement climatique, etc. Bien sûr, il n’y a
jamais une cause unique à des phénomènes aussi complexes, mais nous
cherchions celle qui domine toutes les autres et qui a un caractère
mondial. Parmi les pesticides, nous avons donc bien évidemment
privilégié les insecticides puisqu’ils sont faits pour tuer les
insectes. Puis parmi eux, nous avons cherché ceux qui étaient à la fois
les plus efficaces, les plus persistants et qui étaient utilisés avec le
plus d’acharnement. Nous sommes arrivés à ce consensus : la seule
hypothèse qui tenait la route était celle d’une responsabilité majeure
des néonics et/ou du fipronil. » Au fil des mois, de nouveaux
scientifiques rejoignent ce groupe informel et, parallèlement à leur
activité académique d’enseignement et de recherche, participent aux
discussions. Le groupe de travail sur les pesticides systémiques (TFSP,
pour Task Force on Systemic Pesticides) est né.
Moins d’une décennie plus tard, la TFSP rassemble quelque 70
scientifiques d’une vingtaine de nationalités et d’une grande variété de
disciplines, tous affiliés à des universités, des organismes publics de
recherche, membres de sociétés savantes, voire d’administrations
publiques. Ce qui est devenu au fil des ans un consortium scientifique
international est, aussi, une sorte de confrérie, voire une société
secrète. La liste des membres de la TFSP n’est pas publique et certains
veulent rester très discrets. « Il n’existe que deux personnes qui disposent de la liste complète de nos membres, témoigne un des fondateurs du groupe.
Nous savons tous que les scientifiques qui travaillent sur les
pesticides sont fréquemment attaqués, mis en cause dans leur intégrité
scientifique, fragilisés professionnellement ou font l’objet de
tentatives pour les dénigrer ou les influencer. Nous avons très tôt
voulu protéger les membres les plus jeunes ou les plus statutairement
fragiles, par exemple ceux qui ne disposent pas encore d’une position
académique qui les protège. »
Que faire, lorsqu’on est chercheur, pour alerter ? Comment agir ? La
réponse est évidente : étudier, rassembler les connaissances, écrire,
publier. Et faire tout cela selon les règles de la science. Au fil des
réunions, les membres du collectif se répartissent les tâches pour
synthétiser l’état du savoir sur les néonicotinoïdes et le fipronil.
Dans cette jungle touffue et inextricable qu’est la littérature savante,
débusquer toutes les données pertinentes, les mettre en cohérence et en
perspective, est un travail que seuls des hommes de l’art peuvent
accomplir.
Chaque étude est comme une pièce isolée d’un grand puzzle. Prise
isolément, elle ne dit pas grand-chose. Ce qu’entreprend la TFSP, c’est
retrouver toutes les pièces du puzzle et les assembler. Sans cette vue
d’ensemble, la somme importante de travaux scientifiques déjà disponible
à l’époque sur le sujet ne fait pas sens. « On s’est simplement dit que si nous ne le faisions pas, personne d’autre ne le ferait à notre place »,
raconte Jean-Marc Bonmatin. En 2011, la TFSP trouve auprès de la
fondation d’une banque néerlandaise – la Fondation Triodos – les maigres
financements nécessaires à son fonctionnement, au moins pour permettre
que les membres du collectif se réunissent une à deux fois l’an. « Tous
les collègues qui participent à la TFSP travaillent à ce projet sur
leur temps libre, le soir, les week-ends, la nuit parfois, explique Jean-Marc Bonmatin. La
plupart du temps, ils prennent eux-mêmes en charge les frais de
transport, même s’ils sont coûteux, en particulier pour nos collègues
asiatiques. La moindre des choses est que le collectif puisse prendre en
charge les frais d’hébergement et quelques repas. »
En 2012, la TFSP reçoit le soutien
institutionnel de l’UICN. Pour les membres du collectif, c’est un début
de reconnaissance de l’importance du travail entrepris : l’UICN, qui
tient la célèbre liste rouge des espèces menacées, est un peu à la
défense de la nature ce que les Nations unies sont à la diplomatie. Plus
d’un millier d’associations, des États, des agences gouvernementales
sont membres de cette organisation dont le travail fait autorité et
participe à l’orientation des politiques publiques de protection de la
nature dans de nombreux pays. Bien qu’indépendante de toute tutelle
formelle, la TFSP s’inscrit alors dans l’organigramme institutionnel de
la grande ONG internationale basée à Gland, en Suisse.
Et
le travail avance. Début 2014, six épais manuscrits sont prêts à être
publiés et une revue scientifique en accepte la publication. Tout le
savoir disponible sur les néonics y est rassemblé, à travers plusieurs
thèmes : usages, devenir dans l’environnement et voies d’exposition,
effets collatéraux sur les insectes non ciblés et sur les vertébrés,
risques pour le fonctionnement des écosystèmes, alternatives à leur
utilisation. Toute la connaissance disponible sur le sujet est réunie en
près de 200 pages bardées d’une bibliographie de près d’un millier
d’études. Le tout encadré d’une introduction et d’une conclusion signée
par trente scientifiques membres de la TFSP ne craignant pas d’être
exposés et qui ne font pas mystère de la gravité de la situation.
La publication de l’ensemble, dans un numéro spécial de la revue Environmental Science & Pollution Research,
aura un fort impact médiatique et scientifique. Et, signe que les
travaux de synthèse de la TFSP dérangent, leurs membres sont aussitôt
attaqués, dans la blogosphère, par des faux nez de l’industrie
agrochimique : le travail conduit par le consortium – qui n’est,
rappelons-le, qu’une synthèse – serait militant, biaisé, etc. Le Genetic
Literacy Project, un site Internet basé aux États-Unis et lié à
l’industrie agrochimique, leur a consacré pas moins d’une dizaine
d’articles entre 2014 et 2018, les qualifiant d’« activistes » pratiquant une « recherche corrompue »,
etc. Entre autres liens révélés par la presse américaine, le site a
participé à l’organisation, en 2014 et 2015, de sessions de
« formation » de journalistes et de scientifiques, financées à hauteur
de 300 000 dollars par Bayer, BASF DowDuPont et Monsanto. Le site compte
aussi parmi ses animateurs et ses contributeurs d’anciens consultants
rémunérés par les fabricants de cigarettes pour jeter le doute sur la
nocivité du tabac… En France aussi, l’opprobre sera jeté sur les membres
de la TFSP par des sites Internet tenus par des consultants de
l’agro-industrie, dont l’un intitule l’un de ses articles, paru quelques
mois après la publication des premières synthèses du groupe de
chercheurs : « Des chercheurs au service de l’UICN ? »
Les choses ne sont pas si simples. Car, entre le collectif et l’UICN, les liens se sont singulièrement distendus. « Vers
le début de l’année 2014, alors que nous mettons la dernière main à nos
manuscrits, nous apprenons que l’UICN est en pourparlers avec Syngenta,
dans l’objectif de conclure un partenariat », raconte Jean-Marc Bonmatin. Un partenariat qui s’accompagnerait de financements substantiels. « Parallèlement
à cela, l’UICN nous demande, puisque nous sommes censés être un groupe
de travail de l’organisation, la liste de nos membres, poursuit le chimiste français. Nous refusons aussitôt. »
Le groupe accepte que ses travaux soient endossés par l’UICN, mais la
TFSP entend rester totalement indépendante. Elle continue à publier des
synthèses de la littérature scientifique et protège toujours jalousement
l’anonymat de ses membres qui souhaitent rester discrets. Cette
discrétion est-elle vraiment utile ? Elle l’est indiscutablement. En
témoigne la révélation du « fichier Monsanto », en mai 2019 : ce fichier
de plusieurs centaines de personnalités françaises, établi à des fins
de lobbying par les communicants de Monsanto, comportait quelques noms
de scientifiques… dont celui du vice-président de la TFSP.
Le 8 novembre 1994, James Todd, président de l’American Medical
Association (AMA), prend sa plus belle plume. Le patron de la principale
société professionnelle de médecins américains, éditrice de l’une des
plus prestigieuses revues de recherche biomédicale – le Journal of the
American Medical Association (JAMA) –, écrit à tous les doyens des
facultés de médecine des États-Unis : il leur demande instamment de ne
plus accepter le moindre financement de l’industrie du tabac. Ni
directement ni par le biais des institutions créées par elle, comme le
Tobacco Institute (Institut du tabac), le Center for Tobacco Research
(Centre pour la recherche sur le tabac), le Smokeless Tobacco Research
Council (Conseil pour la recherche sur le tabac sans fumée) ou encore le
Center for Indoor Air Research (Centre pour la recherche sur l’air
intérieur). « D’abord, les fonds alloués aident les industriels à
convaincre les responsables politiques et le public qu’ils ont des
projets de recherche légitimes en cours, continuant à chercher des liens
entre la consommation de tabac et la santé, sous-entendant ainsi que la
question est toujours controversée, écrit James Todd. Ensuite,
l’industrie utilise ces fonds pour acheter le silence des universités
et des chercheurs, pour s’associer à de prestigieuses institutions et
s’offrir ainsi de la respectabilité. »
Ces mots semblent de simple bon sens aujourd’hui mais, au milieu des
années 1990, de nombreux projets de recherche sont encore financés par
les marchands de cigarettes. « La mission de la médecine et de la
recherche biomédicale légitime n’est jamais, selon nous, compatible avec
les objectifs de l’industrie du tabac, poursuit James Todd dans sa lettre. L’utilisation
de l’argent du tabac par les facultés de médecine, pour financer leur
recherche, compromet la confiance du public, construite depuis des
décennies. L’AMA enjoint fortement aux départements médicaux de cesser
d’accepter l’argent des cigarettiers et de leurs organisations. »
L’objectif des marchands de cigarettes est toujours, in fine, d’écouler
le plus de cigarettes possible ; leurs intérêts sont donc incompatibles
avec la défense de la santé publique. Ce raisonnement simple, porté par
James Todd en 1994, a été oublié. Car bien que l’objectif des marchands
de produits phytosanitaires soit également, in fine, d’écouler le plus
de pesticides possible dans l’environnement, il ne semble pas
problématique de chercher à capter leur manne, ni pour la recherche ni
même pour défendre la nature et la biodiversité.
Le 5 mars 2014, un courriel interne de l’UICN prévient plusieurs hauts
responsables de l’organisation qu’une réunion d’une journée et demie est
prévue, début avril, avec des cadres dirigeants de Syngenta, au
quartier général de la firme, à Bâle (Suisse). Aussi importante
soit-elle, l’UICN est en effet confrontée à un problème chronique de
financement et cherche des ressources pour continuer à fonctionner. Le
courriel interne fixe le cadre et l’objectif des discussions, dans cette
novlangue si caractéristique du management anglo-saxon. Il faudra « explorer des objectifs communs [à l’UICN et Syngenta] pour
aborder des éléments spécifiques des défis mondiaux en matière de
conservation de la nature, de sécurité alimentaire et de durabilité
agricole […], exprimer à quelle ambition et à quels objectifs
stratégiques communs il serait possible de parvenir […], identifier des
domaines de convergence et de divergence qui pourraient entraîner des
changements positifs et tangibles […], parvenir à une décision claire
quant à l’opportunité de s’engager dans des domaines spécifiques de
collaboration ». Une phrase surprend particulièrement : l’un des objectifs de la réunion de haut niveau, lit-on dans le courriel, sera de « créer [avec Syngenta] l’espace d’un dialogue constructif sur les domaines de désaccord ». La réunion n’aura finalement pas lieu, d’abord reportée de plusieurs semaines ; en définitive, aucun accord ne sera conclu.
Moratoire européen
Mais
le doute s’est instillé. D’autant que, début avril 2014, moins d’un
mois après que l’annonce d’une réunion de pourparlers avec Syngenta a
circulé à l’UICN, et alors que les discussions avec la firme
agrochimique sont toujours d’actualité, l’ONG diffuse un surprenant
communiqué de presse sur le déclin rapide des bourdons d’Europe. Ces
pollinisateurs sauvages importants, jadis omniprésents dans tous les
paysages européens, se font de plus en plus rares. Sur les 68 espèces
recensées sur le Vieux Continent, 30 sont en déclin et 12 sont menacées
d’extinction. A priori rien que de très banal. Mais plusieurs membres de
la TFSP se montrent très circonspects sur la tournure du communiqué. « Le
changement climatique, l’intensification de l’agriculture et les
changements dans l’utilisation des terres agricoles sont les menaces
principales auxquelles ces espèces sont confrontées », explique
celui-ci. Les pesticides ? Le terme n’apparaît qu’une seule fois dans le
texte diffusé par l’UICN, au cinquième paragraphe. Ce n’est d’ailleurs
pas dans la bouche d’un responsable de l’ONG que le mot apparaît, mais
dans une citation attribuée au Commissaire européen à l’environnement,
Janez Potoċnik, qui précise : « Le déclin des bourdons européens est
un problème qui doit être abordé sur tous les fronts. L’Union
européenne a interdit récemment l’usage de certains pesticides qui sont
dangereux pour les abeilles, et elle finance des recherches sur le
statut de conservation des pollinisateurs. »
Nous sommes au début de l’année 2014 : le moratoire européen sur
certains usages de trois néonicotinoïdes et du fipronil vient d’entrer
en vigueur. Pourtant, hors de la citation de M. Potoċnik, le communiqué
de l’ONG ne dit rien des nouveaux pesticides systémiques. L’essentiel de
l’effondrement des populations de bourdons est attribué au changement
climatique. En avril 2014, pourtant, des études incontournables,
publiées dans les plus grandes revues scientifiques, pointent déjà un
risque énorme des néonics pour les bourdons.
La fertilité des bourdons
Parue deux années auparavant dans la revue Science,
celle de Penelope Whitehorn indique qu’aux doses d’exposition
d’imidaclopride rencontrées dans l’environnement, la fertilité d’une
colonie de Bombus terrestris est réduite de 85 %. Publiée quelques
semaines plus tard, une autre étude britannique allait dans le même
sens. À l’automne 2012, le mastodonte de l’édition scientifique, la
revue britannique Nature, avait déjà publié un autre travail
expérimental indiquant que l’exposition chronique à un néonic et à un
autre insecticide courant, à des niveaux mimant là encore ceux
rencontrés dans les champs, « détériore le comportement de butinage, augmente la mortalité des bourdons, réduisant significativement le couvain [l’ensemble des larves] et le succès [c’est‑à-dire la probabilité de survie] de la colonie ».
Une autre étude publiée début 2014 montre, elle aussi, que les bourdons
exposés à des doses environnementales d’imidaclopride ramènent à la
colonie environ 30 % de pollen en moins, par comparaison avec les
insectes non exposés. Ce qui, selon les auteurs, offre une explication
plausible du mécanisme à l’œuvre dans l’affaiblissement des colonies de Bombus terrestris
causé par les néonics. Tous ces travaux, dont aucun spécialiste des
bourdons ne peut ignorer l’existence au printemps 2014, sont simplement
occultés par le communiqué.
Il y a plus surprenant encore. Le communiqué de l’UICN mentionne des
mesures à mettre en place pour favoriser ces pollinisateurs sauvages,
mais omet de mentionner toute restriction de pesticides comme levier
d’action. « Un certain nombre de mesures, notamment la mise en place
de bordures et de bandes tampons autour des terres agricoles riches en
fleurs et en espèces sauvages ainsi que la préservation des prairies
sont considérées comme des outils efficaces pour contrecarrer le déclin
rapide des espèces de bourdons, explique le communiqué de l’ONG. Elles
peuvent permettre aux abeilles de butiner et aider à maintenir des
populations stables de pollinisateurs, dont la survie est essentielle
pour la sécurité alimentaire européenne. »
D’abord, il est impossible de ne pas noter que cette stratégie est très
exactement celle portée par l’« Opération pollinisateur » de Syngenta,
visant à « favoriser les insectes pollinisateurs en fournissant des bandes de fleurs sauvages ».
Ensuite, elle défie toute forme de logique. Comment expliquer aux
pollinisateurs qu’ils doivent butiner ici, mais pas là-bas ? Et comment,
de toute façon, s’assurer que les fleurs sauvages, semées en bordures
de parcelles traitées, ne sont pas également contaminées par les
néonics, ainsi que plusieurs travaux l’ont montré ? L’UICN dément sans
surprise, avec force, toute forme d’influence sur sa communication. « Les
menaces listées pour les bourdons résument ce qui peut conduire à des
risques d’extinction au niveau européen, et n’ont pas pour vocation
d’être une description complète de toutes les menaces pesant à l’échelon
local sur les espèces en question, assure Ana Nieto, chargée de la conservation de la biodiversité européenne à l’UICN. De
fait, il faut noter que des espèces très répandues peuvent souvent
connaître des déclins sévères dans certaines zones, par exemple dus aux
pesticides, mais restent communes ailleurs. » Quant aux experts
extérieurs sollicités par l’ONG pour produire l’analyse, Ana Nieto
précise que deux d’entre eux appartiennent à une université –
l’université de Mons, en Belgique – ayant reçu 8 000 euros de
financement de firmes agrochimiques, dans les cinq années précédentes.
En définitive, Syngenta et l’UICN n’ont pas conclu d’accord de
partenariat – la publication, dans la presse, de l’existence des
pourparlers entre les deux organisations, au printemps 2014, n’y est
peut-être pas étrangère. Mais les firmes agrochimiques (et bien
d’autres) ont, de longue date, un pied dans la maison. En décembre 2013,
le World Business Council on Sustainable Development (WBCSD, Conseil
mondial des entreprises pour le développement durable) est devenu membre
à part entière de l’UICN. Le WBCSD n’est pas une association
environnementaliste à but non lucratif comme les autres : elle rassemble
de nombreuses entreprises multinationales, dont Syngenta, Bayer, BASF,
Dow (rebaptisée Corteva après son rapprochement avec DuPont) et même
Philip Morris – mais c’est une autre histoire.
Ce type de partenariat influe-t‑il sur l’UICN, son travail, la
définition de ses priorités, sa communication au public, ses
interactions avec les responsables politiques ? Et si oui, comment ? Ces
questions sont pour l’heure insolubles. Mais il est incontestable que
la question, majeure, des nouvelles générations de pesticides
systémiques ne fait pas partie des priorités de l’organisation – bien
que celle-ci s’en défende. Une recherche des termes « pesticides
systémiques » (« Systemic pesticides ») sur le moteur de recherche de
l’UICN renvoie à 15 pages ou documents et seulement à 4 contenant le mot
« néonicotinoïdes » (« neonicotinoids »). Il s’agit, essentiellement,
de documents relatifs aux travaux de la TFSP : hors de l’effort bénévole
d’une cinquantaine de scientifiques, l’UICN ne s’est pas mobilisée sur
le sujet. Par comparaison, une requête dans le moteur de recherche de
l’organisation sur la thématique de la « chasse » (« hunting ») fait
remonter 475 documents.
Des ONG courtisées par l’agrochimie
Au
moins une autre grande organisation non gouvernementale de défense de
la nature est aussi courtisée par l’agrochimie : The Nature Conservancy.
C’est l’une des plus grandes et anciennes organisations de protection
de la biodiversité aux États-Unis. Elle est liée depuis 2007 par un
partenariat avec Syngenta. Pour mener les projets (cartographie de
régions agricoles en Amérique du Sud, lutte contre la déforestation,
etc.) soutenus par la société suisse, The Nature Conservancy a touché au
total un financement d’environ 10 millions de dollars. Comment traiter,
dans cette situation, la question des néonics ? La réponse de
l’organisation environnementaliste est millimétrée : « Il est vrai
que les néonics ont été identifiés comme l’une des nombreuses causes du
déclin des pollinisateurs. Entre autres pour cette raison, nous pensons
qu’il est important de travailler à réduire radicalement la quantité de
pesticides utilisés dans l’environnement. S’engager aux côtés de
l’agribusiness pour changer la manière dont ils pensent le développement
de leurs produits phytosanitaires et leur utilisation est une manière
d’accomplir cela. »
Comme l’écrivait en 1994 James Todd, le président de l’American Medical
Association, aux doyens des facultés de médecine américaines, accepter
les financements d’entreprises dont l’objectif est en irrémédiable
contravention avec le vôtre est rarement une bonne idée. Les
responsables des organisations qui bénéficient de ces subsides ont
souvent le sentiment d’avoir dressé tous les garde-fous entre ces
financements et leur activité, mais l’histoire longue des relations
entre les cigarettiers et la recherche biomédicale américaine montre que
c’est impossible. Chaque dollar donné compte. Chaque financement finit
par peser. Dans le cas des néonics, le soutien financier apporté par les
firmes agrochimiques aux organisations de défense de l’environnement,
ou aux associations professionnelles, aux sociétés savantes a d’abord
pour objectif l’invisibilisation des problèmes posés par les néonics. Il
n’est pas nécessairement question de nier l’existence de ces problèmes,
il suffit de ne pas trop en parler.
Cautions académiques
Les
firmes sont ainsi, plus que jamais, à la recherche de cautions
académiques. Au printemps 2019, dans une offensive médiatique pour
présenter sa société comme sincèrement inquiète de la disparition des
insectes et même susceptible de fournir des solutions au problème, Erik
Fyrwald, le patron de Syngenta, a invité Louise Fresco – présidente de
l’université de Wägeningen, l’une des plus prestigieuses universités des
Pays-Bas, et ancienne sous-directrice de la FAO – à rejoindre le
conseil de surveillance de l’entreprise. Celle-ci a accepté. Elle a
expliqué son choix à Het Financieele Dagblad, dans un entretien croisé avec Erik Fyrwald. « J’y ai réfléchi longtemps, a-t‑elle expliqué au quotidien. Ce
serait mal si je n’osais pas travailler avec le secteur privé. Les
entreprises ont besoin de scientifiques indépendants et j’ai montré que
je le suis. » Comme Dennis vanEngelsdorp avec Monsanto, Louise
Fresco entend faire évoluer Syngenta par sa présence dans son conseil de
surveillance. Changer le système de l’intérieur, entrer dans la machine
pour en modifier subtilement les rouages.
Combien de scientifiques rejoignent les
rangs de l’industrie avec cet espoir ou ce prétexte ? Alors même que
c’est presque toujours la machine qui finit par les infléchir, sans
qu’eux-mêmes le réalisent. Comment penser qu’un scientifique, même
éclairé et charismatique, pourrait par son seul verbe modifier la marche
d’une entreprise de 28 000 salariés implantée dans 90 pays, pesant
quelque 13 milliards de dollars de chiffre d’affaires et soumise à
l’impérieuse exigence de rentabilité de ses actionnaires ?
Sans
probablement en être consciente, Louise Fresco montre au contraire,
tout au long de l’entretien accordé au quotidien néerlandais, que son
discours est en parfaite cohérence avec celui l’agrochimiste.
L’interdiction de trois néonicotinoïdes en Europe ? Un choix « politique », répond-elle. Devant elle, Erik Fyrwald assure que « Syngenta
est très préoccupée par le bien-être des insectes pollinisateurs comme
les abeilles ». « Nous avons une importante activité de sélection de
semences qui dépendent des pollinisateurs, ajoute-t‑il. Donc,
bien sûr, nous ne faisons rien de préjudiciable pour notre propre
division des semences et pour nos agriculteurs. Je ne connais aucune
recherche qui prouve que les abeilles ou les oiseaux meurent des
néonicotinoïdes. » Scientifique, spécialiste de développement
durable, Louise Fresco ne peut ignorer que des centaines d’études
démentent la déclaration du patron de Syngenta. Mais, devant les deux
journalistes de Het Financieele Dagblad qui recueillent leurs propos, elle ne
le contredira pas.
Il est difficile d’imaginer l’ampleur de l’influence des firmes
agrochimiques sur la production des connaissances sur le déclin des
insectes, sur la diffusion de cette connaissance aux parties prenantes
et au public. Non seulement en s’associant à des organisations de
défense de la nature, mais aussi en étant présent au cœur de la plus
haute instance d’expertise mondiale sur la biodiversité, l’IPBES, créée
en 2012 sous l’égide des Nations unies pour être à l’organe d’expertise
de référence sur les stratégies de préservation de la diversité du
vivant. En d’autres termes, l’IPBES doit remplir un rôle analogue à
celui du GIEC : un rôle crucial puisque ces rapports forment le socle
des politiques publiques menées dans de nombreux pays pour préserver la
biodiversité.
Entrisme
Le
galop d’essai de l’organisme, son tout premier rapport d’expertise,
concernait précisément les pollinisateurs. Or une brève correspondance
de trois chercheurs, adressée à la revue Nature et publiée à
l’hiver 2014, donne toute la mesure de l’entrisme des firmes
agrochimiques. Le biologiste Axel Hochkirch, professeur à l’université
de Trèves, en Allemagne, et deux autres chercheurs interpellent la
direction générale de l’IPBES, notant que « deux représentants de l’industrie agrochimique sont parmi les auteurs du rapport sur la pollinisation de l’IPBES ». Le fait est à peine croyable. « Étant
donné le rôle de l’agrochimie dans le déclin des pollinisateurs, il
nous semble que des scientifiques financés par des entreprises de ce
secteur ne devraient pas être auteurs principaux ou auteurs
coordinateurs de chapitres dans un tel rapport d’évaluation »,
précisent-ils, avec sans doute le curieux sentiment de devoir enfoncer
des enfilades de portes ouvertes. C’est un peu comme si des salariés
d’ExxonMobil ou de Peabody avaient été conviés à corédiger certains
chapitres des rapports du GIEC, ou comme si des rapports de
l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avaient été pris en charge par
Philip Morris ou British American Tobacco.
Dans les mêmes colonnes, le secrétariat de l’IPBES répond quelques semaines plus tard que « les scientifiques des sociétés agrochimiques [en question] ont été sélectionnés sur leur capacité, comme scientifiques indépendants, à apporter une contribution objective ». Le premier de ces « scientifiques indépendants »
est connu du lecteur : il s’agit de Helen Thompson, alors tout juste
recrutée par Syngenta. Celle-ci a été « autrice principale » (« lead
author ») du chapitre II du rapport de l’IPBES sur les pollinisateurs –
le chapitre, stratégique, consacré aux causes de leur déclin –, au côté
de six autres « auteurs principaux ». Or, parmi eux, aucun spécialiste
des effets des pesticides sur les abeilles et les pollinisateurs… Quant
au second représentant de l’industrie, Christian Maus, il a servi comme
« auteur principal » du premier chapitre du rapport (« Contexte sur les
pollinisateurs, la pollinisation et la production alimentaire »), et
« auteur contributeur » du sixième (« Risques et opportunités associés
aux pollinisateurs et à la pollinisation »).
La protestation d’Axel Hochkirch et ses
coauteurs n’a pas changé la donne et le rapport a été rendu, deux années
plus tard, avec les deux scientifiques de l’industrie figurant dans le
groupe d’experts. Mais de vives protestations se font entendre quelques
semaines avant la réunion plénière de février 2016, au cours de laquelle
les États membres de l’IPBES doivent adopter le rapport, enfin
finalisé, sur les pollinisateurs. En définitive, il serait inexact de
prétendre que le rapport a fait l’impasse sur les néonics : passé entre
de nombreuses mains, revu, commenté et amendé par des chercheurs de la
communauté compétente, le texte cite largement les effets délétères des
nouveaux pesticides systémiques. Mais cela ne dit rien de ce qu’aurait
été le texte si sa première version avait été rédigée dans des
conditions libres de tout conflit d’intérêts.
L’ampleur
de l’influence des firmes sur les organismes de recherche ou
d’expertise, nationaux ou internationaux, voire sur les grandes ONG de
conservation de la nature, donne toute sa valeur à la TFSP. En
juillet 2019, exactement une décennie après la réunion, dans sa maison
de Notre-Dame-de-Londres, qui allait donner naissance au groupe, Maarten
Bijleveld van Lexmond le dit avec une fierté dont on peut désormais
saisir tout le sens : « Tout ce temps, la TFSP a fourni en toute
indépendance, via ses publications et une dizaine de symposiums
organisés partout dans le monde, les arguments scientifiques nécessaires
pour agir. Et pendant tout ce temps, nous n’avons jamais accepté de
fonds provenant directement ou indirectement de l’industrie : nous
sommes restés libres. »
« Et le monde devint silencieux »
Tel est le titre d’un ouvrage publié conjointement par le Seuil et Le Monde, jeudi
29 août. Sous-titré « Comment l’agrochimie a détruit les insectes », il
prolonge les enquêtes que nous avons publiées sur l’impact des
insecticides néonicotinoïdes sur les insectes non cibles, notamment les
pollinisateurs. Depuis leur introduction, dans les années 1990, les
trois quarts de la quantité d’insectes volants ont disparu des campagnes
d’Europe occidentale. Le livre décrit la façon dont l’industrie des
phytosanitaires s’est employée à faire douter de l’impact collatéral de
ses produits sur les insectes non ciblés. On voit à l’œuvre les
stratégies inspirées de l’« ingénierie du doute » développée par
l’industrie du tabac dans les années 1950 et reprise depuis par les
officines climatosceptiques. Mais on y découvre aussi des scientifiques
indépendants qui, depuis une décennie, avec des moyens dérisoires,
documentent et alertent sur la catastrophe en cours.
« Et le monde devint silencieux », de Stéphane Foucart (Seuil-Le Monde, 338 p., 20 €).