Selon les données du « Monde », environ 12 millions de personnes ont été concernées en 2021 par des dépassements de seuils de qualité pour les pesticides et leurs métabolites.
Les chiffres sont saisissants. Ils révèlent l’étendue de la contamination des ressources hydriques par les pesticides et leurs produits de dégradation ; ils montrent aussi de profondes lacunes, perdurant depuis de nombreuses années, dans la surveillance de l’eau potable. En 2021, selon les données collectées par Le Monde auprès des agences régionales de santé (ARS), d’agences de l’eau ou de préfectures, environ 20 % des Français de métropole – quelque 12 millions de personnes – ont reçu au robinet, régulièrement ou épisodiquement, une eau non conforme aux critères de qualité. Ce chiffre était de 5,9 % en 2020, selon le ministère de la santé.
La plupart de ces données sont à la disposition de la direction générale de la santé (DGS) depuis plusieurs mois, mais elles n’ont jusqu’à présent pas été agrégées pour être communiquées au public. La DGS a décliné nos demandes d’entretien. Leur présentation officielle, prévue dans les prochaines semaines, promet d’être délicate : dans un pays où les rares écarts aux normes de qualité de l’eau potable sont, chaque année, présentés comme marginaux et anodins, la situation actuelle est aussi alarmante qu’inattendue. Au point de troubler d’anciens hauts cadres du système de santé.
L’ex-directeur général de l’ARS Nouvelle-Aquitaine Michel Laforcade, en retraite depuis 2020, estime que les autorités sanitaires ont « failli » sur la question des pesticides et de leurs produits de dégradation, les métabolites. « Il y a beaucoup d’autocensure dans l’administration, une sorte d’incapacité à regarder la réalité, témoigne-t-il. Un jour, on devra rendre des comptes. Ce ne sera peut-être pas de la même envergure que l’affaire du sang contaminé, mais cela pourrait devenir le prochain scandale de santé publique. »
Que s’est-il passé ? Pourquoi les non-conformités de l’eau potable concernaient-elles moins de 6 % des Français en 2020 et environ 20 % l’année suivante ? Nulle accélération récente et brutale de l’usage des pesticides, mais un « choc de connaissance », selon l’expression de Mickaël Derangeon, le vice-président d’Atlantic’eau, le syndicat des eaux de Loire-Atlantique.
Les Hauts-de-France au premier plan
En 2021, répondant à une instruction de la DGS de décembre 2020, les agences régionales de santé ont commencé à surveiller certains métabolites de pesticides qui n’étaient jusqu’alors pas recherchés. Dans l’environnement, les pesticides se fragmentent et se recombinent avec des éléments du milieu pour donner toute une descendance chimique. Pour chaque produit phytosanitaire mis sur le marché, on peut compter jusqu’à une dizaine de métabolites, certains étant jugés « pertinents » par les autorités sanitaires (c’est-à-dire potentiellement dangereux), d’autres « non pertinents ».
En fonction de leur géologie, des pratiques agricoles dominantes, de leurs ressources (eaux de surface ou souterraines), les régions sont diversement touchées. Les Hauts-de-France connaissent la pire situation, avec 65 % de la population concernée par des non-conformités. La Bretagne (43 %), le Grand-Est (25,5 %), les Pays de la Loire (25 %), la Bourgogne-Franche-Comté (17 %) et la Normandie (16 %) suivent, parmi les régions les plus touchées. En Ile-de-France (16,3 %), l’ARS précise que ce taux est lié à « une situation de non-conformité ponctuelle d’une usine sur une installation alimentant une forte population sur plusieurs départements ». Dans certaines régions, des chiffres favorables cachent parfois des situations disparates : l’Occitanie affiche des taux de non-conformité faibles (5,1 %) mais le département du Gers est l’un des plus touchés de France, avec 71 % de sa population concernée par des écarts aux standards de qualité.
Pour un reportage qui doit être diffusé jeudi 22 septembre au soir sur France 2, les journalistes de Franceinfo et du magazine « Complément d’enquête » ont mené leurs propres évaluations à partir de la base de données publique de la qualité des eaux distribuées en France, et aboutissent à des chiffres cohérents avec ceux du Monde. Sans pouvoir estimer la part de la population concernée, ils concluent qu’en 2021, près d’un quart des communes françaises ont été concernées, régulièrement ou épisodiquement, par des dépassements des normes de qualité.
Celles-ci n’ont pas de valeur toxicologique : leur dépassement n’entraîne pas nécessairement un risque pour la santé. Elles sont fixées à 0,1 microgramme par litre (µg/l) pour les pesticides et leurs métabolites jugés « pertinents » et à 0,5 µg/l pour leur somme. Sans certitude sur la réalité du risque, la situation est un casse-tête parfois indémêlable pour les ARS, les préfectures et les collectivités locales qui doivent gérer ces dépassements.
« Le seuil de 0,1 µg/l n’est pas une norme sanitaire, insiste Benoit Vallet, directeur général de l’ARS Hauts-de-France. La seule norme sanitaire est la “Vmax”, qui indique une concentration dans l’eau susceptible de déclencher des problèmes sur la santé. » Mais il y a parfois un hic : pour calculer cette Vmax, les experts de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) ont besoin d’études. Et, quand elles existent, celles-ci sont parfois si lacunaires qu’aucune Vmax ne peut être établie…
Dans les Hauts-de-France, l’affaire commence début 2021. Suivant les instructions de la DGS, l’ARS locale inclut deux métabolites du chloridazone – un herbicide utilisé depuis les années 1960 sur les champs de betterave, qui n’est plus utilisé depuis 2020 – dans son plan de surveillance. En février 2021, l’ARS informe la DGS qu’elle a découvert de nombreuses non-conformités : que faire ? Aucune Vmax n’a jamais été calculée pour ces deux métabolites. En plus d’un demi-siècle d’utilisation sur les plaines betteravières du nord et de l’est de la France, ces deux rejetons du chloridazone (le méthyl-desphényl-chloridazone et le desphényl-chloridazone) n’avaient jamais été recherchés dans les eaux distribuées.
Navigation à vue
L’Anses est saisie pour tenter d’établir une Vmax mais, en attendant, une valeur de gestion provisoire est fixée par l’ARS à 44 µg/l. Au-dessous, aucune restriction de consommation n’est prononcée par les autorités. Pourquoi ce chiffre ? « L’ARS a mis en place un plan de gestion provisoire en divisant par cinq la Vmax du chloridazone, fixée à 222 µg/l », explique-t-on à la préfecture de l’Aisne, assurant que les métabolites étant réputés moins dangereux que leur molécule mère, ce facteur de sécurité supplémentaire devrait garantir un niveau de protection suffisant. Mais, signe qu’en l’espèce la navigation réglementaire se fait à vue, l’ARS du Grand-Est choisit une autre valeur seuil provisoire près de quinze fois inférieure.
« On est confronté à une situation où on peut être amené à prendre des mesures lourdes, comme des restrictions de consommation de l’eau, alors que le risque sanitaire n’est absolument pas avéré, résume le préfet de l’Aisne, Thomas Campeaux. Et où, en même temps, on ne peut pas formellement l’exclure. » Car le seuil de qualité de 0,1 µg/l ne prémunit pas nécessairement contre les risques sanitaires de toutes les molécules : pour quelques pesticides, comme la dieldrine ou l’heptachlore, le seuil de qualité dans l’eau potable est en effet fixé plus bas, à 0,03 µg/l.
En décembre 2021, le ministère de la santé saisit une autre instance d’expertise, le Haut Conseil de la santé publique (HCSP), et lui demande son avis sur la gestion de la situation. En mars 2022, le HCSP recommande d’utiliser la valeur établie par l’Agence fédérale allemande pour l’environnement (UBA), qui a développé sa propre méthode pour fixer des seuils provisoires. Pour les deux métabolites du chloridazone qui empoisonnent l’eau des régions betteravières, ce sera 3 µg/l, soit trente fois la valeur limite de qualité : au-dessous de cette valeur, pas de restriction immédiate de la consommation d’eau.
Le 15 septembre, l’ARS des Hauts-de-France et le préfet de région annoncent « une phase de surveillance renforcée dans les 45 communes, pour un total d’environ 13 500 habitants, où les valeurs constatées étaient supérieures à 3 µg/l ». Si, fin septembre, les derniers relevés ne montrent pas d’amélioration, des mesures de restriction de la consommation d’eau dans ces communes seront prises, ajoute le communiqué. Soixante autres communes de la région, soit 45 000 personnes, reçoivent une eau dont les teneurs en métabolites de chloridazone sont comprises entre 2 et 3 µg/l : elles seront, elles aussi, mises sous surveillance.
Ces mesures dérogatoires permettent de continuer à boire l’eau du robinet, mais ne la rendent pas pour autant conforme. Selon le code de santé publique, une telle dérogation ne peut durer que trois ans, renouvelable une seule fois. Ces six années écoulées, l’eau devra être revenue sous les seuils de qualité, faute de quoi sa consommation ne sera plus possible et les collectivités en cause, sanctionnées.
Etudes fragiles et parcellaires
« La DGS était à la recherche d’une solution pour gérer le problème rapidement, confie une source proche du Haut Conseil. Mais c’est une situation très inconfortable qui ne peut avoir de réponse rapide et simple. » Dans l’avis qu’il a rendu en mars, le HCSP constate ainsi que « les données actualisées de contamination démontrent une situation inédite par son ampleur » et donne priorité à la prévention. « Une politique active et urgente doit être mise en œuvre pour réduire la contamination des ressources par les pesticides, estime le HCSP, considérant que la connaissance développée sur les contaminations par une partie de leurs métabolites (…) montre que les actions curatives traditionnelles mises en œuvre dans les filières de traitement sont peu ou pas efficaces. »
Ailleurs en France, ce sont d’autres sous-produits qui ont laissé des traces durables dans les ressources hydriques. En 2021, par exemple, l’inclusion d’un unique métabolite du S-métolachlore – un herbicide suspecté d’être cancérogène autorisé en 2003 en Europe – a rendu non conforme, de manière temporaire ou régulière, l’eau distribuée à 60 % des habitants de Mayenne, selon une estimation relayée dans son bulletin par l’Association des hydrogéologues des services publics. Ce métabolite, baptisé ESA-métolachlore, est aussi responsable à lui seul de la plupart des non-conformités constatées dans le Gers, où plus des deux tiers de la population est concernée, selon des correspondances de la préfecture consultées par Le Monde.
En Bretagne et ailleurs, l’ESA-métolachlore est l’un des métabolites de pesticides les plus fréquemment retrouvés dans l’eau. Mais, à la différence des métabolites du chloridazone, l’ESA-métolachlore a fait l’objet d’une attention particulière. Dans un avis rendu en 2014 à la demande de la DGS, l’Anses a estimé sa Vmax à 510 µg/l, soit plus de cinq mille fois la norme de qualité. La conséquence est immédiate : puisque nulle part en France, selon les données dont dispose Le Monde, une eau n’a jamais été distribuée à de tels niveaux de contamination par l’ESA-métolachlore, ce dernier n’a pas conduit à des restrictions de consommation.
Mais que valent ces Vmax calculées par l’Anses ? « Sur cette question, je n’ai jamais vu les groupes d’experts [de l’Anses] chercher à minimiser les risques », témoigne un scientifique qui a été associé à de tels travaux et est peu suspect de complaisance. Mais, en la matière, la bonne foi ne remplace pas les données. Or, les seuils sanitaires établis pour les métabolites sont fondés sur des études bien plus fragiles et parcellaires que pour les pesticides eux-mêmes, fait valoir Pauline Cervan, ancienne toxicologue chargée de préparer les dossiers réglementaires pour l’industrie, désormais chargée de mission à l’association Générations futures. « Les autorités prétendent qu’il n’y a pas de risque sanitaire, mais ces affirmations ne reposent tout au plus que sur une demi-douzaine d’études, dit-elle. Certaines présentent en outre des lacunes, de l’aveu même des autorités, et aucune n’évalue les effets chroniques. » La Vmax calculée pour le principal métabolite du S-métolachlore est ainsi essentiellement fondée sur une étude industrielle confidentielle de 1999, conduite pendant quatre-vingt-dix jours sur des chiens beagles, à raison de quatre animaux par sexe et par dose testée.
De plus, l’appréciation des dangers d’un métabolite est réputée dépendre des propriétés toxiques de sa molécule mère. Or, au début des années 2010, lorsque l’ESA-métolachlore était évalué par l’Anses, son pesticide parent était simplement classé comme irritant pour la peau. Une décennie plus tard, le tableau a changé. En cours de réexamen par les autorités européennes, il a été désigné en juin 2022 cancérogène de niveau 2 (c’est-à-dire suspecté) par l’Agence européenne des produits chimiques, l’instance officielle de classification des dangers des substances chimiques.
« Quand un pesticide est classé cancérogène de niveau 2, la réglementation impose au fabricant de montrer que ses métabolites ne le sont pas et de fournir les données en ce sens, précise Mme Cervan. Données qui, à ce jour, n’existent pas. » De son côté, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA), l’agence chargée d’évaluer les risques de tout ce qui entre dans la chaîne alimentaire en Europe, ajoute que la procédure de réévaluation du S-métolachlore est momentanément arrêtée, « en raison de la demande de données supplémentaires [aux industriels] pour évaluer son potentiel de perturbation endocrinienne ».
Y a-t-il eu défaut de vigilance ? L’exhumation des premiers documents européens d’expertise est en tout cas troublante : ceux-ci indiquent que la contamination des nappes souterraines par les métabolites des produits aujourd’hui considérés comme les plus problématiques était non seulement prévisible, mais prévue. Et que les autorisations de mise sur le marché ont été accordées en connaissance de cause, sans surveillance particulière des ressources en eau.
Pauline Cervan cite en particulier un rapport sur le S-métolachlore, rédigé en 2004 par la Commission européenne à destination des Etats membres, qui leur précise qu’ils « devraient prêter une attention particulière au potentiel de contamination des eaux souterraines par le [S-métolachlore] et ses métabolites ». En France, il a fallu une quinzaine d’années pour qu’une surveillance systématique soit mise en place.
Même constat pour les deux rejetons du chloridazone qui contaminent l’eau des régions betteravières françaises. Dans la mise à jour de 2007 de ses conclusions sur les risques présentés par le chloridazone, l’EFSA indiquait que « les résultats de l’expertise pour [s]es deux métabolites (…) ont montré qu’une lixiviation [c’est-à-dire un taux d’infiltration] inacceptable vers les eaux souterraines est très probable ».
Pas d’harmonisation entre Etats
Des millions de personnes ont ainsi reçu, pendant des années, voire des décennies, une eau réputée conforme aux critères de qualité, mais qui n’est plus considérée comme telle aujourd’hui. Pourtant, la directive européenne de 1998 sur l’eau précise que les métabolites « pertinents » de pesticides doivent faire l’objet de la même surveillance que leurs molécules mères. L’ambiguïté réglementaire qui a prévalu pendant plus de deux décennies tient à ce terme : « pertinent », imparfaitement défini dans les textes. En apportant des précisions, la nouvelle directive européenne relative à l’eau potable, publiée en décembre 2020, a contraint les Etats membres à sortir de l’ambiguïté – contrainte qui s’est traduite, en France, par la nouvelle instruction de la DGS.
Pour autant, une telle harmonisation au niveau européen ou international n’est pas encore à l’ordre du jour. Certains Etats membres considèrent ainsi comme « pertinents » (donc potentiellement dangereux) certains métabolites de pesticides, tandis que les mêmes produits sont considérés comme « non pertinents » par d’autres. Des disparités qui en disent long sur l’incertitude qui plane sur l’ensemble du dossier.
La situation suisse est par exemple suivie de près par les autorités françaises, et avec une certaine inquiétude. Les eaux souterraines y sont largement contaminées par des produits de dégradation du chlorothalonil, un fongicide commercialisé depuis les années 1970 et interdit en 2019. Ces métabolites n’ont pas été recherchés dans la plupart des régions de France en 2021 et l’un d’eux – le R471811 – a été classé « pertinent » par l’Anses en janvier 2022. Son ajout aux plans de surveillance régionaux pourrait faire grimper au-delà de 20 % l’estimation de la proportion de Français desservis par une eau non conforme. D’autres métabolites de pesticides, comme le N, N-diméthylsulfamide, recherché depuis cette année seulement, pourraient également alourdir le fardeau.
Pour Mickaël Derangeon, d’Atlantic’eau, la diversité et la quantité de substances de synthèse présentes dans l’eau potable rendent les critères réglementaires de conformité partiellement caducs. « Avec les données dont la communauté scientifique dispose désormais sur les perturbateurs endocriniens et la possibilité d’effet cocktail, se fier à des seuils de conformité substance par substance ne suffit plus, explique celui qui est aussi neurophysiologiste, enseignant à l’université de Nantes et chercheur à l’Institut du thorax (CNRS, Inserm). Attention : cela ne veut pas dire qu’il faut se retourner vers l’eau en bouteille, qui souffre d’autres problèmes, en particulier la présence de plastifiants, de microparticules plastiques, etc. »
Atlantic’eau a ainsi recours à des bio-essais pour tenter de détecter l’activité biologique de l’eau en sortie d’usine, indépendamment des seuils de conformité. Ces bio-essais permettent d’observer un effet fongicide ou herbicide de l’eau, sur des cellules d’algue ou de champignon, ou un effet de perturbation endocrinienne sur des cellules humaines.
« Nous avons des exemples d’une eau conforme du point de vue de la réglementation, mais qui présente une activité biologique potentiellement problématique, explique M. Derangeon. Il y a dans l’eau produite et distribuée des molécules dont on ne connaît pas l’identité, et qui donc ne sont pas recherchées. Le problème est que les agriculteurs et les maraîchers industriels qui opèrent au-dessus des nappes phréatiques ne sont pas tenus de nous fournir la liste des substances qu’ils utilisent. L’Etat ne nous donne pas les moyens de protéger la ressource. »
Les services de l’Etat ont un chantier considérable devant eux. Ils vont devoir gérer une situation que l’incapacité des gouvernements successifs à réduire l’usage des pesticides a rendue inextricable. « La seule certitude dans cette histoire, dit Thomas Campeaux, le préfet de l’Aisne, c’est qu’elle ne fait que commencer. »