A
partir du mois d’avril 1918, alors que la guerre ravage l’Europe, voilà
que survient une tragédie au cœur de la tragédie : la grippe dite
« espagnole ». Ce n’est pas une première. En marge de la grippe
saisonnière, des pandémies dites « grippales », hautement contagieuses
et rebelles aux progrès de l’hygiène, peuvent survenir plusieurs fois
par siècle.
L’origine virale de ces pandémies, mal connue, est traditionnellement
attribuée au réservoir animal où le virus de chacune d’elles, une fois
le terrain épidémique épuisé, trouverait refuge et la possibilité de se
refaire une santé, c’est-à-dire de muter, avant de repartir à l’assaut
de nouvelles populations : grippe aviaire, porcine, équine, féline et
virus communiqué par la chauve-souris pour le Covid-19. L’origine
géographique est encore plus mal perçue. L’influenza de 1889-1890, ou
« grippe de Saint-Pétersbourg », ne viendrait pas d’Espagne mais de
Sibérie. La grippe espagnole est d’origine indéterminée, mais on lui
attribue une origine ibérique. Les Allemands, qui possèdent en Espagne
de nombreuses usines alimentaires, empoisonneraient les boîtes de
conserve à destination de la France. D’autres soutiennent qu’elle aurait
fait son apparition dans le pénitencier de Sing Sing. La grippe de
Hongkong serait originaire de Mandchourie…
Cette exubérance originelle et géographique a donné naissance à un
florilège de mythes qui encombrent le paysage épidémiologique. C’est
ainsi que le prédicateur salafiste égyptien Mohammed Hassan a soutenu
dans ses prêches que l’épidémie de grippe porcine de 2010,
particulièrement virulente au Moyen-Orient, était (comme le sida) la
punition de la communauté internationale, qui n’est infectée «
que parce qu’elle s’est égarée de la voix d’Allah et du Prophète ». Partant, le
s autorités
égyptiennes ont ordonné l’abattage des 240 000 porcs qui, en Égypte,
faisaient les délices de la communauté copte. Pour éviter ce genre
d’interférences folkloriques et toute confusion avec la grippe
saisonnière, les scientifiques ont fédéré toutes les pandémies grippales
graves sous la désignation de Sras (Syndrome respiratoire aigu sévère)
et désigné les virus sous leur nom de code médical : type A H1N1 pour
l’influenza de 1889, la grippe espagnole et la grippe asiatique de 1957,
H3N2 pour la grippe de Hongkong, Covid-19…
Le premier Sras moderne : l’influenza de 1889-1890.
Les épidémies de grippe antérieures à 1830 n’ont laissé que peu de
traces même si la première grippe aviaire recensée est attestée par les
chroniqueurs dès le XIe siècle par une hécatombe d’oiseaux suivie d’une
forte mortalité humaine. Trois grandes épidémies traversent le XIX
e
siècle : celles, mal connues, de 1830 et de 1847-1848, survenues en
pleine épidémie de choléra, et la « grippe russe » de 1889-1890, encore
appelée de son nom espagnol « influenza », car la légende voudrait
qu’elle ait fait 200 000 morts dès la première semaine de son
introduction dans la péninsule Ibérique. Cette pandémie, bien connue,
est la première de nos pandémies grippales modernes. A cette date,
l’infrastructure des transports ferroviaires et transatlantiques donne à
la diffusion du virus son faciès contemporain. Sa vitesse de
propagation l’apparente au Covid-19. Alors que le pic de l’épidémie est
atteint à Saint-Pétersbourg le 1
er décembre 1889, il survient
aux États-Unis pendant la semaine du 12 janvier 1890. L’Australie et la
Nouvelle-Zélande sont touchées en mars 1890. Au printemps 1890,
l’influenza a gagné l’Afrique et l’Asie. Des Africains qui n’ont jamais
connu de grippe de leur vie l’appellent « la maladie de l’homme blanc ».
Des répliques épidémiques se produiront jusqu’à la fin du siècle. Bilan
global : 250 000 décès en Europe, où la proportion des personnes ayant
été en contact avec le virus aurait été de l’ordre de 40 % à 60 %. A
cette époque, les seuls traitements, aussi peu efficaces qu’aujourd’hui,
étaient la quinine et l’antipyrine. Si meurtrière fût-elle, l’influenza
de 1889-1890 n’était qu’une falote agression microbienne au regard de
la grippe dite « espagnole » de 1918.
Le sournois cheminement de la grippe espagnole (avril-juin 1918)
Le 6 juillet 1918, en pleine guerre, les lecteurs du
Matin pouvaient enfin se réjouir car les Français avaient un nouvel allié : la grippe.
« En France, affirmait le chroniqueur,
elle
est bénigne ; nos troupes, en particulier, y résistent
merveilleusement. Mais, de l’autre côté du front, les Boches semblent
très touchés. Est-ce un symptôme de lassitude, de défaillance
d’organismes dont la résistance s’épuise ? Quoi qu’il en soit, la grippe
sévit en Allemagne avec intensité. »
A cette date, la grippe est le dernier souci des Français. Au
demeurant, qu’en sait-on ? Peu de choses, la presse faisant surtout
référence aux premières manifestations de la pandémie à l’étranger :
« A Londres, lit-on dans
Le Matin du 4 juillet
, un médecin qui avait 52 malades jeudi dernier en avait hier 184 ; 10 % du personnel des grands magasins sont absents. »
Près de deux mois plus tard,
Le Matin du 31 août 1918
consacre toujours quelques entrefilets à « cette petite épidémie » mais,
pour la première fois, il fait état de 4 morts à Gannat. En certains
endroits, le phénomène est encore plus inquiétant. Durant le seul mois
d’août, 65 grippés décèdent dans la seule ville de Montpellier. Mais
rien ne laissait encore supposer que cette première vague, relativement
bénigne, était le prélude d’une catastrophe mondiale.
On a longtemps pensé que les premières manifestations du fléau
remontaient à cette époque. Tel n’est pas le cas. L’un de ses plus
funestes ingrédients s’est montré dès le mois de février 1916,
semble-t-il. Il s’agit d’un pneumocoque qu’on a baptisé « pneumocoque
des Annamites », les Asiatiques ayant été les premières victimes du
fléau. C’est en effet la conjonction de deux facteurs qui lui confère sa
gravité : le virus de la grippe (alors attribuée au bacille de
Pfeiffer) d’une part, un pneumocoque ou tout autre germe pathogène,
d’autre part. Le premier affaiblit le malade, creusant le gîte d’où le
second essaimera pour l’abattre.
Or, dès le mois de février 1916, le médecin major de première classe Carnot avait observé à Marseille une
« épidémie spéciale de pneumococcie » qui
« a éclaté chez les travailleurs annamites avec une gravité considérable », tuant un malade sur deux
.
Au fil des mois le pneumocoque des Annamites poursuit sa lente
infiltration un peu partout en France mais il n’inquiète pas outre
mesure les médecins. N’est-ce pas un mal exotique étranger à la race
blanche ? Certitude exprimée à travers quelques formules peu
charitables :
« Ces Annamites réagissent comme des enfants ou des animaux sensibles », écrit le Dr Ribadeau-Dumas. Le Dr Carnot précise :
« Cette septicémie se comporte chez les Annamites comme chez les animaux de laboratoires, lapins et souris. »
Pourtant, aucun doute : sans le savoir, les médecins ont sous les
yeux le tableau clinique de la grippe espagnole. Le pneumocoque des
Annamites n’est certes pas forcément d’importation asiatique. C’est un
pneumocoque d’origine inconnue mais, d’une extrême virulence, il prépare
son terrain en s’attaquant d’abord aux sujets qui, étrangers à nos
climats et à nos pathologies, vivant dans de médiocres conditions
d’hygiène et mal nourris, sont les plus vulnérables. A partir de 1917,
le pneumocoque en question n’épargne même plus les Européens.
Les premiers cas auraient été signalés dans les tranchées, à
Villers-sur-Coudun, entre le 10 et le 20 avril 1918. De là, la première
vague épidémique se répand à travers la France entière. Mais,
relativement discrète, elle est occultée par l’offensive allemande de la
dernière chance.
L’explosion (septembre-novembre 1918)
Sa forte contagiosité frappe pourtant les observateurs et, malgré
tout, cette poussée initiale égrène de façon prémonitoire un chapelet de
foyers mortels : 12 décès à Montpellier en mai, 10 à Rennes, 9 à
Grenoble… De l’étranger parviennent des renseignements inquiétants. Il
s’agit donc bien d’une pandémie qui, en juillet et août, semble
d’ailleurs en voie d’extinction. Tranquillement, le mal poursuit
pourtant son chemin dans une indifférence à peu près générale. Tous les
éléments de l’explosion sont en place : terrain labouré par une première
épidémie et ensemencé de pneumocoques, exaltation de leur virulence par
passage d’un organisme à l’autre. Dans plusieurs régions la mortalité a
déjà atteint son acmé. A Marseille on recense, en juillet, 356 grippes
et 35 décès, soit une létalité de 9,8 %. Celle-ci sera de 10,7 % en août
et de 8,3 % en septembre
.
Les dégâts seraient sans doute restés limités si de strictes mesures de
confinement avaient été instaurées dès le début de la deuxième vague.
Mais était-ce seulement possible dans le feu de la guerre ? Bien au
contraire, les mouvements de troupes et l’exode des populations vont
attiser la fournaise.
Les pics de mortalité vont bientôt se multiplier avec l’annonce de la
victoire : on s’embrasse, on danse, on déambule en farandole, les
soldats reviennent du front, les expatriés retournent chez eux. Toutes
les villes ne forment plus que de joyeuses cohues saturées de virus.
C’est le contraire du confinement, le bouillon de culture idéal pour la
propagation du virus. Le deuxième vague épidémique va dès lors déferler
sur l’Europe avec une violence foudroyante.
C’est vers la fin du mois de septembre que l’inquiétude commence
enfin à investir la presse et les populations et que les journaux
médicaux se saisissent de l’affaire. Le 20 septembre, les rapports des
inspecteurs de la préfecture de police de Paris mentionnent l’apparition
de la grippe dans les préoccupations des Français :
« Le bruit
court que, d’après les médecins militaires, l’épidémie de grippe dite
espagnole aurait pour origine la consommation de conserves alimentaires
de provenance espagnole et dans lesquelles auraient été introduits des
bacilles. On dit aussi que de nombreuses fabriques de conserve sont
entre les mains d’Allemands. On prétend que les oranges auraient aussi
subi des injections de même nature. »
Dans les hôpitaux militaires, l’accumulation de ces malades prostrés,
frappés de sidération, plongés dans l’obscurité respiratoire, le visage
cyanosé d’une pâleur terreuse, offre un spectacle terrifiant.
La grippe au quotidien
De grande intensité, l’influenza de 1890 avait fait moins de bruit.
Mais, en 1918, la grippe espagnole survient au milieu d’un épuisement
général. De surcroît, les alliés ont entamé leur offensive victorieuse,
et c’est en cet instant d’espérance que l’intruse semble devoir prendre
le relais du fer et du feu. Dans le public, un imaginaire prend corps.
On parle de « peste pulmonaire » apportée par des voyageurs venus
d’Orient, de dengue, de suette miliaire. On incrimine les moustiques
mais certains médecins désignent l’Allemagne qui, après les gaz de
combat, userait d’une arme bactériologique nouvelle.
La vie du pays est bouleversée. Dans les campagnes, les malades sont à
l’abandon. Dans les fermes perdues de la lande bretonne le bétail ne
peut plus sortir à moins qu’un voisin en bonne santé ne s’en occupe.
Plusieurs municipalités de province ordonnent la fermeture des écoles,
des cinémas et des théâtres. Des localités sont interdites aux
permissionnaires, ce qui attise le mécontentement de l’armée
.
A Paris, les rapports des inspecteurs de la Préfecture se font l’écho
d’une anxiété croissante. Et pour cause. Alors que la grippe ne tuait
dans la capitale que 64 personnes dans la semaine du 15 au 21 septembre,
le
Bulletin hebdomadaire de statistique municipale, relayé par
les grands quotidiens, en annonce 616 dans la semaine du 6 au 12
octobre. Dans les semaines qui suivent, des sommets de mortalité
grippale sont atteints : 1 046, 1 473, 1 329 peu après la semaine
euphorique du 11 novembre. A Paris, on enregistre par exemple 315 décès
le 22 novembre, 175 le 23, 306 le 29, 189 le 30 et 209 le 31.
Pour la première fois depuis août 1914, les événements militaires
passent au second plan dans les files d’attente. Certaines maisons de
fleurs, dit-on, engagent du personnel de nuit pour la confection des
couronnes.
« Ce fléau, proclame une ménagère,
est plus terrible que la guerre ou que les berthas et les gothas. »
En province, le mal promène sa faux avec la même intensité. A Lyon et à
Dijon, on enterrerait les cadavres de nuit pour ne pas impressionner
les populations et il serait défendu de suivre les corbillards
.
En fait, s’il est vrai que les pompes funèbres débordées sont partout
obligées de procéder à des enterrements nocturnes, il ne s’agit pas pour
autant d’épargner les esprits.
Médecins, pharmaciens, infirmiers et personnel hospitalier sont à
saturation. Les pharmacies sont prises d’assaut, des files d’attente se
forment devant les comptoirs des herboristes et des droguistes. Il faut
piétiner plus d’une heure pour se faire servir et la confection des
ordonnances demande un délai de 24 heures. La quinine, l’huile de ricin,
le formol, l’aspirine et le rhum, qui fait l’objet d’une scandaleuse
spéculation, sont en rupture de stock.
Dans les journaux, les conseils abondent. A titre préventif, se
soumettre à des fumigations d’essence d’anis, de girofle, d’eucalyptus,
de menthol, de camphre (
The Lancet). Dans les hôpitaux civils
et militaires, la médication à base d’antiseptiques et de tonicardiaques
est violente mais peu efficace : injection d’or colloïdal et
d’Electrargol, toniques, digitaline, huile camphrée, strychnine…
Quelques médecins iront même jusqu’à pratiquer, à la suite
d’informations publiées dans les quotidiens et dans la presse médicale,
des injections d’essence de térébenthine.
La prophylaxie offre quelques morceaux de bravoure. En premier lieu,
les médecins rendent un culte au masque protecteur. S’il ne protège pas
le porteur, il évite que les postillons du malade ou du sujet en état
d’incubation ne se répandent dans un rayon de 1 mètre de diamètre ou de 2
en cas d’éternuement ou d’expectoration. Il faut dire que le masque est
entré dans les mœurs et que l’on passe sans façon du masque à gaz au
masque de gaze.
« Être contre, écrit le Pr. Vincent,
c’est
le même préjugé absurde qui a entraîné la mort de tant de combattants
au début de la guerre barbare par les gaz toxiques ou asphyxiants
inventés par les Allemands. »
Le Dr Roux, directeur de l’Institut Pasteur, et l’Académie de médecine
s’enthousiasment pour le masque. Celui-ci doit être imprégné
d’antiseptiques : eucalyptol, baume du Pérou ou de térébenthine. A
défaut, écrit un médecin dans
Le Matin,
« une simple
compresse hydrophile trempée dans l’eau bouillie, posée sur le nez et la
bouche et attachée par-dessus les oreilles avec un cordonnet, fera
l’affaire ».
A la prophylaxie individuelle s’ajoute la prophylaxie collective,
plus difficile à imposer. Dans certaines villes de province, les écoles
ferment et, à Montpellier, où 65 grippés décèdent dès le mois d’août
1918, le plancher des salles de spectacle est lavé au grésil alors que
des ventilateurs y sont mis en action, comme au bon temps des miasmes.
Rien de tel pour soulever virus et pneumocoques !
Le génie épidémique s’assoupit avec les premiers froids mais lorsque
survient le premier printemps de paix, les Français, ivres de bonheur,
se répandent dans les rues, les cafés, les brasseries, les jardins, les
salles de spectacle. Réunions familiales et banquets s’enchaînent. Ainsi
survient la troisième vague épidémique. Bilan : plus de 36 000 morts
pour toute la France de mars à mai 1919. L’épidémie s’achève en août,
mois au cours duquel on ne dénombre que 9 morts.
Bilan
Pour rassurer la population, les quotidiens ont longtemps fait
référence à l’influenza de 1890 plus dangereuse. La grippe espagnole
allait pourtant faire mieux
. Pour l’année 1918, la
Statistique sanitaire de la France
indique un total de 91 565 décès grippaux. En réalité, ce chiffre
ignore une large fraction de la population (départements occupés ou
désorganisés par la guerre, soldats échappant aux comptes de
l’administration préfectorale, populations déplacées par l’exode...) Au
total, les lacunes concernent près de 14 800 000 administrés (dont
8 786 186 civils). On peut en déduire que, chez les 8 786 186 civils non
comptabilisés, la mortalité grippale pour 1918 aura été voisine de
36 500 décès. En données corrigées, 128 000 civils auraient donc été
victimes de l’épidémie en 1918. Si l’on y ajoute les décès de soldats
survenus dans les hôpitaux militaires et ceux de 1919, on arrive à un
total de 210 000.
La France n’est pas l’exception. Dans la deuxième semaine d’octobre,
on recense à Barcelone 259 décès en un jour et 1 597 en une semaine,
soit une mortalité grippale trois fois supérieure à celle de Paris. A la
même période, les fossoyeurs et le service des enterrements milanais ne
peuvent plus répondre à la demande. Dans la capitale lombarde, le
nombre des décès journaliers oscille entre 140 et 197 contre 25 à 30 en
temps normal
(mortalité supérieure à la normale de 400 % à 600 % contre 200 % à Paris).
La grippe espagnole a-t-elle fait deux fois plus de victimes que la
Grande Guerre, comme on l’a souvent affirmé ? A l’échelle de la planète,
c’est possible mais peu significatif et aucun travail n’est jamais venu
étayer pareille affirmation. Au demeurant, c’est en fonction de la
mortalité mondiale et non des morts du conflit que doit reposer toute
comptabilité. En se fondant sur la mortalité française de 210 000 décès
grippaux pour 39 millions d’habitants, la mortalité mondiale serait
donc, pour une population de près de 2 milliards d’habitants, d’une
douzaine de millions de décès.
La grippe asiatique de 1957
Quarante ans plus tard, le fléau est de retour, mais sur un mode
mineur. La grippe asiatique de 1957 aurait pour origine la mutation d’un
virus provenant des canards sauvages combiné à une souche humaine de
grippe. Elle exerce ses premiers ravages en Chine, dans les provinces du
Guizhou et du Yunnan. Sa diffusion est plus lente que celle de
l’influenza de 1889 ou du Covid-19, et c’est pourquoi la pandémie
s’étend sur près de trois ans. En février 1957, elle est à Singapour et à
Hongkong. De là, elle gagne les États-Unis en juin, provoquant près de
70 000 décès (chiffre sans doute exagéré prenant en compte les décès dus
à la grippe saisonnière). Le virus touche ensuite l’Europe et s’étend
au monde entier en six mois.
Cette nouvelle pandémie a l’esprit de contradiction. Elle part de
Chine mais nous arrive non pas par l’est, comme les précédentes, mais
par l’ouest. Les personnes de plus de 70 ans, qui ont gardé une certaine
immunité depuis les épisodes de 1889 et 1918, sont relativement
épargnées, et ce sont les jeunes qui la contractent de préférence. Elle
présente un large spectre de gravité qui va d’une fièvre de trois jours
sans complications jusqu’à la pneumonie mortelle. Au total, la grippe
asiatique aura tué de 1 à 4 millions de personnes dans le monde
(2 millions selon l’OMS), dont 10 000 en France. Estimation sans doute
sous-évaluée, ces chiffres étant établis à partir des seuls décès
grippaux, sans tenir compte des maladies antérieures ayant agi en
synergie avec la grippe (diabète, maladies cardiaques…). La grippe
asiatique sera suivie d’un chapelet de petites épidémies mais sera
neutralisée en 1968 par l’apparition de la grippe bénigne de Hongkong
(H3N2) qui, après avoir sévi à Hongkong et dans certaines régions des
États-Unis, gagnera le reste du monde sous une forme si atténuée qu’elle
passera pratiquement inaperçue.
Sras de 2003 et 2010
L’histoire de la grippe est ensuite ponctuée, jusqu’à l’alarmante
apparition du Covid-19, d’épisodes plus ou moins rocambolesques. En
avril 2005, branle-bas de combat. Une société américaine privée, The
College of American Pathologists, adresse des échantillons d’un virus
inerte destiné à la mise au point de vaccins à 200 laboratoires dans le
monde. Horreur ! Un destinataire canadien s’aperçoit le premier qu’il
s’agit d’échantillons du H2N2 virulents. L’alerte est donnée, le plus
grand suspense bactériologique du siècle commence. On croirait revivre
Panique dans la rue
d’Elia Kazan. Par bonheur, tout le monde sera averti à temps et
l’affaire ne laissera derrière elle que de sérieuses coulées de sueurs
froides.
Le Sras de 2009-2010 est auréolé à l’origine d’une légende qu’il est
difficile de certifier conforme à la vérité historique mais qui a
largement contribué à sa dramatisation, jusqu’à sa mystérieuse
disparition en janvier 2010. Le Sras de 2003 n’avait fait que 3 000
morts dans le monde. Mais, en août 2008, c’est l’alerte rouge ! Un
virologue israélien supposé membre du Mossad avertit l’Ukraine, sur les
ondes d’une radio américaine, qu’un virus identique à celui de la grippe
espagnole a été fabriqué en laboratoire et introduit dans les vaccins
de Baxter. Le lendemain, il est arrêté de façon spectaculaire et
personne n’entendra plus parler de lui. Parapluie bulgare ? Polonium
210 ? Intox ? On s’interroge ! Or, fin octobre, les médecins ukrainiens
diagnostiquent des cas de grippe avec atteinte de peste pulmonaire. Ce
ne peut être l’effet du vaccin de Baxter supposé empoisonné, qui a été
détruit, mais plus vraisemblablement d’un autre vaccin accidentellement
souillé. On s’affole. On s’attend au pire. Un peu partout, on passe
commande de plusieurs millions de doses de vaccins et de masques
protecteurs. Or, en janvier 2010, après avoir causé la mort de 17 000
personnes dans le monde, l’épidémie s’essouffle et disparaît dans des
conditions restées aussi mystérieuses que son apparition.
Plusieurs pays (France, Angleterre, Pays-Bas, Qatar, Monaco,
Égypte...) annulent une partie de leurs commandes de vaccins. En France,
on reproche à Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, d’en avoir
acheté 50 millions de doses et des centaines de millions de masques.
Elle n’a pourtant fait qu’appliquer le principe de précaution mais, dans
l’urgence, sans clause de résiliation. Selon la Cour des comptes, cette
« imprudence » aurait coûté 800 millions d’euros à la France.
Les doses de vaccin inutilisées attendront sagement la date de
péremption dans les placards. Quant aux quelques milliers de masques de
protection échappés aux opérations de rangement, on les retrouvera avec
satisfaction en 2020. Avec une efficacité réduite, certes, mais, comme
le veut la sagesse populaire : « Ça vaut toujours mieux que rien ! »
On n’a que trop tendance à parler des Sras en terme de contagion sans
tenir compte du terrain épidémique. Or, de nombreuses épidémies
survenues à l’improviste semblent avoir pour origine un basculement de
terrain. Le virus du sida, par exemple, a sans doute existé depuis fort
longtemps, mais ses manifestations étaient si rares qu’elles passaient
inaperçues. C’est à la faveur d’un basculement de terrain, peut-être lié
à la généralisation de la seringue collective et d’une plus grande
liberté sexuelle, qu’il s’est diffusé sous sa forme épidémique. Les
trois grands Sras des 130 dernières années (influenza de 1889, grippe
espagnole et Covid-19) surviennent aussi à la faveur d’un basculement de
terrain. En 1889, c’est la mondialisation des moyens de transport à
grande vitesse qui permet au virus de faire le tour du monde en trois
mois. En 1918, aucun doute. C’est sur un terrain miné par l’épuisement
des soldats et des ateliers surchargés, livré aux transports de troupes,
de prisonniers et de réfugiés, que s’épanouit le fléau.
Le Covid-19 a sans doute, lui aussi, bénéficié d’un nouveau terreau :
fragilisation de notre système respiratoire lié à la pollution et au
tabagisme, affaiblissement de notre système immunitaire mis au chômage
partiel et rendu paresseux par les antibiotiques et l’asepsie,
accroissement parallèle de la virulence des germes pathogènes par
sélection naturelle (staphylocoque et bacille de Koch pluri-résistants,
maladies nosocomiales), réchauffement climatique : autant de sources de
virus émergents... S’il faut s’en inquiéter, il ne faut pas oublier non
plus que, vers la fin du XIX
e siècle, les maladies épidémiques et contagieuses tuaient la moitié des Français, soit 300 000 personnes.
Jadis, face à l’épidémie, on se tournait vers Dieu et l’on se
repentait de nos fautes et nos péchés. Ce comportement subsiste
aujourd’hui, mais laïcisé. Face au fléau d’un autre temps que nous
vivons, on s’interroge sur nos fautes et nos péchés contre la nature,
sur nos imprudences écologiques et les excès d’une société de
consommation, sur la surexploitation de la planète, sur les zones
d’ombre de la mondialisation ou sur l’incidence du profit sur notre
santé.
Après chaque guerre, on travaille aussi à la façon de reconstruire un
monde à l’abri de tout nouveau conflit. Après l’épreuve du Covid-19 il
faudra songer au Mers (coronavirus du chameau ultra-dangereux) ou au
virus variolique, qui attendent peut-être leur heure dans l’ombre du
réservoir animal. En même temps devrait s’ouvrir un vaste débat de
société qui montrera à quel point il existe un « avant » et un « après »
l’épidémie de coronavirus.
Pierre Darmon
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Notes
A. Villard, Leçons cliniques sur la grippe à propos de l’épidémie de 1889 et 1890, Marseille, 1890 ; E.-J. Solmon, Contribution à l’étude des pandémies grippales, Lyon, 1891 ; L. Delmas, Étude sur l’influenza, Poitiers, 1896 ; C. Malanot-Prat, Épidémiologie et aspects cliniques de la grippe dite asiatique de 1957 à Marseille, Marseille, M. Leconte,1959.
15e région militaire, place de Marseille, rapport du médecin major Carnot sur le fonctionnement du 2e secteur médical de la 15e région, rapport de février 1916, Assa (Archives du Service de santé aux armées-Val-de-Grâce), A 54.
Dr Ravaut, 15e région, place de Marseille, rapport de septembre 1918, Assa, A 56.
Physionomie de Paris, rapport du 20 septembre 1918, APP B/A 1587 (archives de la Préfecture de police).
Lettre du 5 octobre 1918, Assa, 809.
Physionomie de Paris, rapports des inspecteurs au préfet des 23, 24, 27 et 30 octobre 1918, APP, BA/1587.
H. Vincent, « La prophylaxie mécanique de certaines maladies contagieuses des voies aériennes », Revue d’hygiène, 1919, p. 36.
Trémollières, Besançon, 7e région, rapport de septembre 1918, Assa, A 44.
16e région, Montpellier, août 1918, Assa, 809.
Étude statistique réalisée à partir des sources suivantes :
Concernant l’armée : Statistique médicale. Données de statistiques relatives à la guerre 1914-1918, Paris, Imprimerie nationale, 1922, archives de l’Assistance publique, 338 per 14.
Concernant la population civile : Statistique sanitaire de la France pour l’année 1918, publié par le ministère des Cultes et de l’Intérieur, Melun, 1923 ; Statistique générale de la France. Annuaire statistique de 1919, Melun, 1925, pp. 37-38.
« Correspondance des consuls », rapports d’octobre, Assa 813.
Sur la grippe asiatique et les Sras de 2003 et 2009 : G. Bouche, A H1N1, grippe porcine : état des lieux, Res publica éd., 2009 (bonne enquête journalistique) ;
J.-P. Derenne, F. Bricaire, Pandémie. La grande menace de la grippe aviaire, Fayard, 2005 ; C. Hannoun, La Grippe et ses virus, PUF, « Que sais-je ? », 1995 ; A.-G. Rose-Rosette, M. Vercoutère, La Crise aviaire. La culture du mensonge, F. X. de Guibert, 2007 ; J.-M. Cohen, G. Errieau, Les Défis de la grippe (ouvrage collectif), Joué-les-Tours, La Simarre, 2004.