lundi 20 avril 2020

Eau et changement climatique

L'Unesco a publié, en mars, un rapport rappelant que la gestion de l'eau, abordée généralement sous l'angle de l'insuffisance, est aussi un levier incontournable pour s'adapter au changement climatique et atténuer ses effets. Face à la lenteur de l'atteinte des objectifs mondiaux en matière climatique (ODD, notamment n° 2, 6, 13 et 15, Accord de Paris, Cadre de Sendai), le rapport se veut un guide d'aide à l'action concrète et présente des initiatives venant du monde entier.
En complément des enjeux liés à la gestion des ressources en eau, aux infrastructures, aux écosystèmes, aux catastrophes naturelles, à la santé humaine, à l'énergie et à l'industrie, le rapport se penche sur les questions d'alimentation et d'agriculture. Selon les auteurs, le secteur agricole doit progresser davantage vers « l'agriculture intelligente face au climat » (AIC), qui vise à maintenir la croissance de la production agricole tout en limitant le recours aux intrants et les émissions de gaz à effet de serre. Pour cela, il convient selon eux d'aborder la question de l'eau à travers deux objectifs : faire évoluer les modes de production actuels pour mieux gérer les pénuries et les excès ; décarboner l'agriculture par des mesures réduisant les émissions de gaz à effet de serre et renforçant la disponibilité en eau. Entre autres, ils encouragent l'irrigation, notamment pour les régions et cultures dépendant fortement des précipitations.
Le rapport examine également plusieurs questions transversales, à commencer par la nécessité d'agir en croisant les enjeux sectoriels listés ci-dessus. Par exemple, l'agriculture de conservation permet de stocker davantage d'eau, de nutriments et de carbone dans les sols, aidant ainsi à la diversité et la richesse des écosystèmes. La diminution du gaspillage alimentaire permettrait, quant à elle, de réduire la quantité d'eau utilisée par l'agriculture (69 % des prélèvements mondiaux). Dans ce but général d'interconnexion des enjeux sectoriels, les auteurs appellent à renforcer la coopération entre communautés de l'eau et du changement climatique, à la participation du public aux politiques climatiques, et à accroître l'effort de financement global, aujourd'hui insuffisant pour atteindre les objectifs mondiaux de disponibilité de l'eau.
Enfin, les auteurs tracent quelques projections régionales. Pour l'Europe, ils mettent l'accent sur les risques liés à l'évolution des précipitations et sur la nécessité de surmonter certaines difficultés politiques pour gérer efficacement les bassins transfrontaliers.
Vincent Hébrail-Muet, Centre d'études et de prospective
Source : Unesco

Pourquoi nos modes de vie sont à l’origine des pandémies

Bien loin de la moraline habituelle versée par les journalistes

https://www.lemonde.fr/planete/video/2020/04/19/pourquoi-nos-modes-de-vie-sont-a-l-origine-des-pandemies_6037078_3244.html

samedi 18 avril 2020

Les pandémies grippales, de 1889 au Covid-19

Influenza de 1889, grippe espagnole de 1918, asiatique de 1957, de Hongkong en 1968, grippe aviaire de 1975, Sras de 2003 et 2009, Mers-2012 ou Covid-19… des pandémies grippales ressurgissent à intervalles réguliers. L’historien Pierre Darmon retrace ces épisodes qui provoquent la mort de centaines de milliers de personnes à travers le monde.

A partir du mois d’avril 1918, alors que la guerre ravage l’Europe, voilà que survient une tragédie au cœur de la tragédie : la grippe dite « espagnole ». Ce n’est pas une première. En marge de la grippe saisonnière, des pandémies dites « grippales », hautement contagieuses et rebelles aux progrès de l’hygiène, peuvent survenir plusieurs fois par siècle.
L’origine virale de ces pandémies, mal connue, est traditionnellement attribuée au réservoir animal où le virus de chacune d’elles, une fois le terrain épidémique épuisé, trouverait refuge et la possibilité de se refaire une santé, c’est-à-dire de muter, avant de repartir à l’assaut de nouvelles populations : grippe aviaire, porcine, équine, féline et virus communiqué par la chauve-souris pour le Covid-19. L’origine géographique est encore plus mal perçue. L’influenza de 1889-1890, ou « grippe de Saint-Pétersbourg », ne viendrait pas d’Espagne mais de Sibérie. La grippe espagnole est d’origine indéterminée, mais on lui attribue une origine ibérique. Les Allemands, qui possèdent en Espagne de nombreuses usines alimentaires, empoisonneraient les boîtes de conserve à destination de la France. D’autres soutiennent qu’elle aurait fait son apparition dans le pénitencier de Sing Sing. La grippe de Hongkong serait originaire de Mandchourie…
Cette exubérance originelle et géographique a donné naissance à un florilège de mythes qui encombrent le paysage épidémiologique. C’est ainsi que le prédicateur salafiste égyptien Mohammed Hassan a soutenu dans ses prêches que l’épidémie de grippe porcine de 2010, particulièrement virulente au Moyen-Orient, était (comme le sida) la punition de la communauté internationale, qui n’est infectée « que parce qu’elle s’est égarée de la voix d’Allah et du Prophète ». Partant, les autorités égyptiennes ont ordonné l’abattage des 240 000 porcs qui, en Égypte, faisaient les délices de la communauté copte. Pour éviter ce genre d’interférences folkloriques et toute confusion avec la grippe saisonnière, les scientifiques ont fédéré toutes les pandémies grippales graves sous la désignation de Sras (Syndrome respiratoire aigu sévère) et désigné les virus sous leur nom de code médical : type A H1N1 pour l’influenza de 1889, la grippe espagnole et la grippe asiatique de 1957, H3N2 pour la grippe de Hongkong, Covid-19…
Le premier Sras moderne : l’influenza de 1889-18901.
Les épidémies de grippe antérieures à 1830 n’ont laissé que peu de traces même si la première grippe aviaire recensée est attestée par les chroniqueurs dès le XIe siècle par une hécatombe d’oiseaux suivie d’une forte mortalité humaine. Trois grandes épidémies traversent le XIXe siècle : celles, mal connues, de 1830 et de 1847-1848, survenues en pleine épidémie de choléra, et la « grippe russe » de 1889-1890, encore appelée de son nom espagnol « influenza », car la légende voudrait qu’elle ait fait 200 000 morts dès la première semaine de son introduction dans la péninsule Ibérique. Cette pandémie, bien connue, est la première de nos pandémies grippales modernes. A cette date, l’infrastructure des transports ferroviaires et transatlantiques donne à la diffusion du virus son faciès contemporain. Sa vitesse de propagation l’apparente au Covid-19. Alors que le pic de l’épidémie est atteint à Saint-Pétersbourg le 1er décembre 1889, il survient aux États-Unis pendant la semaine du 12 janvier 1890. L’Australie et la Nouvelle-Zélande sont touchées en mars 1890. Au printemps 1890, l’influenza a gagné l’Afrique et l’Asie. Des Africains qui n’ont jamais connu de grippe de leur vie l’appellent « la maladie de l’homme blanc ». Des répliques épidémiques se produiront jusqu’à la fin du siècle. Bilan global : 250 000 décès en Europe, où la proportion des personnes ayant été en contact avec le virus aurait été de l’ordre de 40 % à 60 %. A cette époque, les seuls traitements, aussi peu efficaces qu’aujourd’hui, étaient la quinine et l’antipyrine. Si meurtrière fût-elle, l’influenza de 1889-1890 n’était qu’une falote agression microbienne au regard de la grippe dite « espagnole » de 1918.
Le sournois cheminement de la grippe espagnole (avril-juin 1918)
Le 6 juillet 1918, en pleine guerre, les lecteurs du Matin pouvaient enfin se réjouir car les Français avaient un nouvel allié : la grippe. « En France, affirmait le chroniqueur, elle est bénigne ; nos troupes, en particulier, y résistent merveilleusement. Mais, de l’autre côté du front, les Boches semblent très touchés. Est-ce un symptôme de lassitude, de défaillance d’organismes dont la résistance s’épuise ? Quoi qu’il en soit, la grippe sévit en Allemagne avec intensité. »
A cette date, la grippe est le dernier souci des Français. Au demeurant, qu’en sait-on ? Peu de choses, la presse faisant surtout référence aux premières manifestations de la pandémie à l’étranger : « A Londres, lit-on dans Le Matin du 4 juillet, un médecin qui avait 52 malades jeudi dernier en avait hier 184 ; 10 % du personnel des grands magasins sont absents. »
Près de deux mois plus tard, Le Matin du 31 août 1918 consacre toujours quelques entrefilets à « cette petite épidémie » mais, pour la première fois, il fait état de 4 morts à Gannat. En certains endroits, le phénomène est encore plus inquiétant. Durant le seul mois d’août, 65 grippés décèdent dans la seule ville de Montpellier. Mais rien ne laissait encore supposer que cette première vague, relativement bénigne, était le prélude d’une catastrophe mondiale.
On a longtemps pensé que les premières manifestations du fléau remontaient à cette époque. Tel n’est pas le cas. L’un de ses plus funestes ingrédients s’est montré dès le mois de février 1916, semble-t-il. Il s’agit d’un pneumocoque qu’on a baptisé « pneumocoque des Annamites », les Asiatiques ayant été les premières victimes du fléau. C’est en effet la conjonction de deux facteurs qui lui confère sa gravité : le virus de la grippe (alors attribuée au bacille de Pfeiffer) d’une part, un pneumocoque ou tout autre germe pathogène, d’autre part. Le premier affaiblit le malade, creusant le gîte d’où le second essaimera pour l’abattre.
Or, dès le mois de février 1916, le médecin major de première classe Carnot avait observé à Marseille une « épidémie spéciale de pneumococcie » qui « a éclaté chez les travailleurs annamites avec une gravité considérable », tuant un malade sur deux2. Au fil des mois le pneumocoque des Annamites poursuit sa lente infiltration un peu partout en France mais il n’inquiète pas outre mesure les médecins. N’est-ce pas un mal exotique étranger à la race blanche ? Certitude exprimée à travers quelques formules peu charitables : « Ces Annamites réagissent comme des enfants ou des animaux sensibles », écrit le Dr Ribadeau-Dumas. Le Dr Carnot précise : « Cette septicémie se comporte chez les Annamites comme chez les animaux de laboratoires, lapins et souris. »
Pourtant, aucun doute : sans le savoir, les médecins ont sous les yeux le tableau clinique de la grippe espagnole. Le pneumocoque des Annamites n’est certes pas forcément d’importation asiatique. C’est un pneumocoque d’origine inconnue mais, d’une extrême virulence, il prépare son terrain en s’attaquant d’abord aux sujets qui, étrangers à nos climats et à nos pathologies, vivant dans de médiocres conditions d’hygiène et mal nourris, sont les plus vulnérables. A partir de 1917, le pneumocoque en question n’épargne même plus les Européens.
Les premiers cas auraient été signalés dans les tranchées, à Villers-sur-Coudun, entre le 10 et le 20 avril 1918. De là, la première vague épidémique se répand à travers la France entière. Mais, relativement discrète, elle est occultée par l’offensive allemande de la dernière chance.
L’explosion (septembre-novembre 1918)
Sa forte contagiosité frappe pourtant les observateurs et, malgré tout, cette poussée initiale égrène de façon prémonitoire un chapelet de foyers mortels : 12 décès à Montpellier en mai, 10 à Rennes, 9 à Grenoble… De l’étranger parviennent des renseignements inquiétants. Il s’agit donc bien d’une pandémie qui, en juillet et août, semble d’ailleurs en voie d’extinction. Tranquillement, le mal poursuit pourtant son chemin dans une indifférence à peu près générale. Tous les éléments de l’explosion sont en place : terrain labouré par une première épidémie et ensemencé de pneumocoques, exaltation de leur virulence par passage d’un organisme à l’autre. Dans plusieurs régions la mortalité a déjà atteint son acmé. A Marseille on recense, en juillet, 356 grippes et 35 décès, soit une létalité de 9,8 %. Celle-ci sera de 10,7 % en août et de 8,3 % en septembre3. Les dégâts seraient sans doute restés limités si de strictes mesures de confinement avaient été instaurées dès le début de la deuxième vague. Mais était-ce seulement possible dans le feu de la guerre ? Bien au contraire, les mouvements de troupes et l’exode des populations vont attiser la fournaise.
Les pics de mortalité vont bientôt se multiplier avec l’annonce de la victoire : on s’embrasse, on danse, on déambule en farandole, les soldats reviennent du front, les expatriés retournent chez eux. Toutes les villes ne forment plus que de joyeuses cohues saturées de virus. C’est le contraire du confinement, le bouillon de culture idéal pour la propagation du virus. Le deuxième vague épidémique va dès lors déferler sur l’Europe avec une violence foudroyante.
C’est vers la fin du mois de septembre que l’inquiétude commence enfin à investir la presse et les populations et que les journaux médicaux se saisissent de l’affaire. Le 20 septembre, les rapports des inspecteurs de la préfecture de police de Paris mentionnent l’apparition de la grippe dans les préoccupations des Français : « Le bruit court que, d’après les médecins militaires, l’épidémie de grippe dite espagnole aurait pour origine la consommation de conserves alimentaires de provenance espagnole et dans lesquelles auraient été introduits des bacilles. On dit aussi que de nombreuses fabriques de conserve sont entre les mains d’Allemands. On prétend que les oranges auraient aussi subi des injections de même nature4. »
Dans les hôpitaux militaires, l’accumulation de ces malades prostrés, frappés de sidération, plongés dans l’obscurité respiratoire, le visage cyanosé d’une pâleur terreuse, offre un spectacle terrifiant.
La grippe au quotidien
De grande intensité, l’influenza de 1890 avait fait moins de bruit. Mais, en 1918, la grippe espagnole survient au milieu d’un épuisement général. De surcroît, les alliés ont entamé leur offensive victorieuse, et c’est en cet instant d’espérance que l’intruse semble devoir prendre le relais du fer et du feu. Dans le public, un imaginaire prend corps. On parle de « peste pulmonaire » apportée par des voyageurs venus d’Orient, de dengue, de suette miliaire. On incrimine les moustiques mais certains médecins désignent l’Allemagne qui, après les gaz de combat, userait d’une arme bactériologique nouvelle.
La vie du pays est bouleversée. Dans les campagnes, les malades sont à l’abandon. Dans les fermes perdues de la lande bretonne le bétail ne peut plus sortir à moins qu’un voisin en bonne santé ne s’en occupe. Plusieurs municipalités de province ordonnent la fermeture des écoles, des cinémas et des théâtres. Des localités sont interdites aux permissionnaires, ce qui attise le mécontentement de l’armée5.
A Paris, les rapports des inspecteurs de la Préfecture se font l’écho d’une anxiété croissante. Et pour cause. Alors que la grippe ne tuait dans la capitale que 64 personnes dans la semaine du 15 au 21 septembre, le Bulletin hebdomadaire de statistique municipale, relayé par les grands quotidiens, en annonce 616 dans la semaine du 6 au 12 octobre. Dans les semaines qui suivent, des sommets de mortalité grippale sont atteints : 1 046, 1 473, 1 329 peu après la semaine euphorique du 11 novembre. A Paris, on enregistre par exemple 315 décès le 22 novembre, 175 le 23, 306 le 29, 189 le 30 et 209 le 31.
Pour la première fois depuis août 1914, les événements militaires passent au second plan dans les files d’attente. Certaines maisons de fleurs, dit-on, engagent du personnel de nuit pour la confection des couronnes. « Ce fléau, proclame une ménagère, est plus terrible que la guerre ou que les berthas et les gothas. » En province, le mal promène sa faux avec la même intensité. A Lyon et à Dijon, on enterrerait les cadavres de nuit pour ne pas impressionner les populations et il serait défendu de suivre les corbillards6. En fait, s’il est vrai que les pompes funèbres débordées sont partout obligées de procéder à des enterrements nocturnes, il ne s’agit pas pour autant d’épargner les esprits.
Médecins, pharmaciens, infirmiers et personnel hospitalier sont à saturation. Les pharmacies sont prises d’assaut, des files d’attente se forment devant les comptoirs des herboristes et des droguistes. Il faut piétiner plus d’une heure pour se faire servir et la confection des ordonnances demande un délai de 24 heures. La quinine, l’huile de ricin, le formol, l’aspirine et le rhum, qui fait l’objet d’une scandaleuse spéculation, sont en rupture de stock.
Dans les journaux, les conseils abondent. A titre préventif, se soumettre à des fumigations d’essence d’anis, de girofle, d’eucalyptus, de menthol, de camphre (The Lancet). Dans les hôpitaux civils et militaires, la médication à base d’antiseptiques et de tonicardiaques est violente mais peu efficace : injection d’or colloïdal et d’Electrargol, toniques, digitaline, huile camphrée, strychnine… Quelques médecins iront même jusqu’à pratiquer, à la suite d’informations publiées dans les quotidiens et dans la presse médicale, des injections d’essence de térébenthine.
La prophylaxie offre quelques morceaux de bravoure. En premier lieu, les médecins rendent un culte au masque protecteur. S’il ne protège pas le porteur, il évite que les postillons du malade ou du sujet en état d’incubation ne se répandent dans un rayon de 1 mètre de diamètre ou de 2 en cas d’éternuement ou d’expectoration. Il faut dire que le masque est entré dans les mœurs et que l’on passe sans façon du masque à gaz au masque de gaze. « Être contre, écrit le Pr. Vincent, c’est le même préjugé absurde qui a entraîné la mort de tant de combattants au début de la guerre barbare par les gaz toxiques ou asphyxiants inventés par les Allemands7. » Le Dr Roux, directeur de l’Institut Pasteur, et l’Académie de médecine s’enthousiasment pour le masque. Celui-ci doit être imprégné d’antiseptiques : eucalyptol, baume du Pérou ou de térébenthine. A défaut, écrit un médecin dans Le Matin, « une simple compresse hydrophile trempée dans l’eau bouillie, posée sur le nez et la bouche et attachée par-dessus les oreilles avec un cordonnet, fera l’affaire8 ».
A la prophylaxie individuelle s’ajoute la prophylaxie collective, plus difficile à imposer. Dans certaines villes de province, les écoles ferment et, à Montpellier, où 65 grippés décèdent dès le mois d’août 1918, le plancher des salles de spectacle est lavé au grésil alors que des ventilateurs y sont mis en action, comme au bon temps des miasmes. Rien de tel pour soulever virus et pneumocoques !9
Le génie épidémique s’assoupit avec les premiers froids mais lorsque survient le premier printemps de paix, les Français, ivres de bonheur, se répandent dans les rues, les cafés, les brasseries, les jardins, les salles de spectacle. Réunions familiales et banquets s’enchaînent. Ainsi survient la troisième vague épidémique. Bilan : plus de 36 000 morts pour toute la France de mars à mai 1919. L’épidémie s’achève en août, mois au cours duquel on ne dénombre que 9 morts.
Bilan
Pour rassurer la population, les quotidiens ont longtemps fait référence à l’influenza de 1890 plus dangereuse. La grippe espagnole allait pourtant faire mieux10. Pour l’année 1918, la Statistique sanitaire de la France indique un total de 91 565 décès grippaux. En réalité, ce chiffre ignore une large fraction de la population (départements occupés ou désorganisés par la guerre, soldats échappant aux comptes de l’administration préfectorale, populations déplacées par l’exode...) Au total, les lacunes concernent près de 14 800 000 administrés (dont 8 786 186 civils). On peut en déduire que, chez les 8 786 186 civils non comptabilisés, la mortalité grippale pour 1918 aura été voisine de 36 500 décès. En données corrigées, 128 000 civils auraient donc été victimes de l’épidémie en 1918. Si l’on y ajoute les décès de soldats survenus dans les hôpitaux militaires et ceux de 1919, on arrive à un total de 210 000.
La France n’est pas l’exception. Dans la deuxième semaine d’octobre, on recense à Barcelone 259 décès en un jour et 1 597 en une semaine, soit une mortalité grippale trois fois supérieure à celle de Paris. A la même période, les fossoyeurs et le service des enterrements milanais ne peuvent plus répondre à la demande. Dans la capitale lombarde, le nombre des décès journaliers oscille entre 140 et 197 contre 25 à 30 en temps normal11 (mortalité supérieure à la normale de 400 % à 600 % contre 200 % à Paris).
La grippe espagnole a-t-elle fait deux fois plus de victimes que la Grande Guerre, comme on l’a souvent affirmé ? A l’échelle de la planète, c’est possible mais peu significatif et aucun travail n’est jamais venu étayer pareille affirmation. Au demeurant, c’est en fonction de la mortalité mondiale et non des morts du conflit que doit reposer toute comptabilité. En se fondant sur la mortalité française de 210 000 décès grippaux pour 39 millions d’habitants, la mortalité mondiale serait donc, pour une population de près de 2 milliards d’habitants, d’une douzaine de millions de décès.
La grippe asiatique de 195712
Quarante ans plus tard, le fléau est de retour, mais sur un mode mineur. La grippe asiatique de 1957 aurait pour origine la mutation d’un virus provenant des canards sauvages combiné à une souche humaine de grippe. Elle exerce ses premiers ravages en Chine, dans les provinces du Guizhou et du Yunnan. Sa diffusion est plus lente que celle de l’influenza de 1889 ou du Covid-19, et c’est pourquoi la pandémie s’étend sur près de trois ans. En février 1957, elle est à Singapour et à Hongkong. De là, elle gagne les États-Unis en juin, provoquant près de 70 000 décès (chiffre sans doute exagéré prenant en compte les décès dus à la grippe saisonnière). Le virus touche ensuite l’Europe et s’étend au monde entier en six mois.
Cette nouvelle pandémie a l’esprit de contradiction. Elle part de Chine mais nous arrive non pas par l’est, comme les précédentes, mais par l’ouest. Les personnes de plus de 70 ans, qui ont gardé une certaine immunité depuis les épisodes de 1889 et 1918, sont relativement épargnées, et ce sont les jeunes qui la contractent de préférence. Elle présente un large spectre de gravité qui va d’une fièvre de trois jours sans complications jusqu’à la pneumonie mortelle. Au total, la grippe asiatique aura tué de 1 à 4 millions de personnes dans le monde (2 millions selon l’OMS), dont 10 000 en France. Estimation sans doute sous-évaluée, ces chiffres étant établis à partir des seuls décès grippaux, sans tenir compte des maladies antérieures ayant agi en synergie avec la grippe (diabète, maladies cardiaques…). La grippe asiatique sera suivie d’un chapelet de petites épidémies mais sera neutralisée en 1968 par l’apparition de la grippe bénigne de Hongkong (H3N2) qui, après avoir sévi à Hongkong et dans certaines régions des États-Unis, gagnera le reste du monde sous une forme si atténuée qu’elle passera pratiquement inaperçue.
Sras de 2003 et 2010
L’histoire de la grippe est ensuite ponctuée, jusqu’à l’alarmante apparition du Covid-19, d’épisodes plus ou moins rocambolesques. En avril 2005, branle-bas de combat. Une société américaine privée, The College of American Pathologists, adresse des échantillons d’un virus inerte destiné à la mise au point de vaccins à 200 laboratoires dans le monde. Horreur ! Un destinataire canadien s’aperçoit le premier qu’il s’agit d’échantillons du H2N2 virulents. L’alerte est donnée, le plus grand suspense bactériologique du siècle commence. On croirait revivre Panique dans la rue d’Elia Kazan. Par bonheur, tout le monde sera averti à temps et l’affaire ne laissera derrière elle que de sérieuses coulées de sueurs froides.
Le Sras de 2009-2010 est auréolé à l’origine d’une légende qu’il est difficile de certifier conforme à la vérité historique mais qui a largement contribué à sa dramatisation, jusqu’à sa mystérieuse disparition en janvier 2010. Le Sras de 2003 n’avait fait que 3 000 morts dans le monde. Mais, en août 2008, c’est l’alerte rouge ! Un virologue israélien supposé membre du Mossad avertit l’Ukraine, sur les ondes d’une radio américaine, qu’un virus identique à celui de la grippe espagnole a été fabriqué en laboratoire et introduit dans les vaccins de Baxter. Le lendemain, il est arrêté de façon spectaculaire et personne n’entendra plus parler de lui. Parapluie bulgare ? Polonium 210 ? Intox ? On s’interroge ! Or, fin octobre, les médecins ukrainiens diagnostiquent des cas de grippe avec atteinte de peste pulmonaire. Ce ne peut être l’effet du vaccin de Baxter supposé empoisonné, qui a été détruit, mais plus vraisemblablement d’un autre vaccin accidentellement souillé. On s’affole. On s’attend au pire. Un peu partout, on passe commande de plusieurs millions de doses de vaccins et de masques protecteurs. Or, en janvier 2010, après avoir causé la mort de 17 000 personnes dans le monde, l’épidémie s’essouffle et disparaît dans des conditions restées aussi mystérieuses que son apparition.
Plusieurs pays (France, Angleterre, Pays-Bas, Qatar, Monaco, Égypte...) annulent une partie de leurs commandes de vaccins. En France, on reproche à Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, d’en avoir acheté 50 millions de doses et des centaines de millions de masques. Elle n’a pourtant fait qu’appliquer le principe de précaution mais, dans l’urgence, sans clause de résiliation. Selon la Cour des comptes, cette « imprudence » aurait coûté 800 millions d’euros à la France.
Les doses de vaccin inutilisées attendront sagement la date de péremption dans les placards. Quant aux quelques milliers de masques de protection échappés aux opérations de rangement, on les retrouvera avec satisfaction en 2020. Avec une efficacité réduite, certes, mais, comme le veut la sagesse populaire : « Ça vaut toujours mieux que rien !  »
On n’a que trop tendance à parler des Sras en terme de contagion sans tenir compte du terrain épidémique. Or, de nombreuses épidémies survenues à l’improviste semblent avoir pour origine un basculement de terrain. Le virus du sida, par exemple, a sans doute existé depuis fort longtemps, mais ses manifestations étaient si rares qu’elles passaient inaperçues. C’est à la faveur d’un basculement de terrain, peut-être lié à la généralisation de la seringue collective et d’une plus grande liberté sexuelle, qu’il s’est diffusé sous sa forme épidémique. Les trois grands Sras des 130 dernières années (influenza de 1889, grippe espagnole et Covid-19) surviennent aussi à la faveur d’un basculement de terrain. En 1889, c’est la mondialisation des moyens de transport à grande vitesse qui permet au virus de faire le tour du monde en trois mois. En 1918, aucun doute. C’est sur un terrain miné par l’épuisement des soldats et des ateliers surchargés, livré aux transports de troupes, de prisonniers et de réfugiés, que s’épanouit le fléau.
Le Covid-19 a sans doute, lui aussi, bénéficié d’un nouveau terreau : fragilisation de notre système respiratoire lié à la pollution et au tabagisme, affaiblissement de notre système immunitaire mis au chômage partiel et rendu paresseux par les antibiotiques et l’asepsie, accroissement parallèle de la virulence des germes pathogènes par sélection naturelle (staphylocoque et bacille de Koch pluri-résistants, maladies nosocomiales), réchauffement climatique : autant de sources de virus émergents... S’il faut s’en inquiéter, il ne faut pas oublier non plus que, vers la fin du XIXe siècle, les maladies épidémiques et contagieuses tuaient la moitié des Français, soit 300 000 personnes.
Jadis, face à l’épidémie, on se tournait vers Dieu et l’on se repentait de nos fautes et nos péchés. Ce comportement subsiste aujourd’hui, mais laïcisé. Face au fléau d’un autre temps que nous vivons, on s’interroge sur nos fautes et nos péchés contre la nature, sur nos imprudences écologiques et les excès d’une société de consommation, sur la surexploitation de la planète, sur les zones d’ombre de la mondialisation ou sur l’incidence du profit sur notre santé.
Après chaque guerre, on travaille aussi à la façon de reconstruire un monde à l’abri de tout nouveau conflit. Après l’épreuve du Covid-19 il faudra songer au Mers (coronavirus du chameau ultra-dangereux) ou au virus variolique, qui attendent peut-être leur heure dans l’ombre du réservoir animal. En même temps devrait s’ouvrir un vaste débat de société qui montrera à quel point il existe un « avant » et un « après » l’épidémie de coronavirus.
Pierre Darmon
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Notes
1 A. Villard, Leçons cliniques sur la grippe à propos de l’épidémie de 1889 et 1890, Marseille, 1890 ; E.-J. Solmon, Contribution à l’étude des pandémies grippales, Lyon, 1891 ; L. Delmas, Étude sur l’influenza, Poitiers, 1896 ; C. Malanot-Prat, Épidémiologie et aspects cliniques de la grippe dite asiatique de 1957 à Marseille, Marseille, M. Leconte,1959.
2 15e région militaire, place de Marseille, rapport du médecin major Carnot sur le fonctionnement du 2e secteur médical de la 15e région, rapport de février 1916, Assa (Archives du Service de santé aux armées-Val-de-Grâce), A 54.
3 Dr Ravaut, 15e région, place de Marseille, rapport de septembre 1918, Assa, A 56.
4 Physionomie de Paris, rapport du 20 septembre 1918, APP B/A 1587 (archives de la Préfecture de police).
5 Lettre du 5 octobre 1918, Assa, 809.
6 Physionomie de Paris, rapports des inspecteurs au préfet des 23, 24, 27 et 30 octobre 1918, APP, BA/1587.
7 H. Vincent, « La prophylaxie mécanique de certaines maladies contagieuses des voies aériennes », Revue d’hygiène, 1919, p. 36.
8 Trémollières, Besançon, 7e région, rapport de septembre 1918, Assa, A 44.
9 16e région, Montpellier, août 1918, Assa, 809.
10 Étude statistique réalisée à partir des sources suivantes :
Concernant l’armée : Statistique médicale. Données de statistiques relatives à la guerre 1914-1918, Paris, Imprimerie nationale, 1922, archives de l’Assistance publique, 338 per 14.
Concernant la population civile : Statistique sanitaire de la France pour l’année 1918, publié par le ministère des Cultes et de l’Intérieur, Melun, 1923 ; Statistique générale de la France. Annuaire statistique de 1919, Melun, 1925, pp. 37-38.
11 « Correspondance des consuls », rapports d’octobre, Assa 813.
12 Sur la grippe asiatique et les Sras de 2003 et 2009 : G. Bouche, A H1N1, grippe porcine : état des lieux, Res publica éd., 2009 (bonne enquête journalistique) ;
J.-P. Derenne, F. Bricaire, Pandémie. La grande menace de la grippe aviaire, Fayard, 2005 ; C. Hannoun, La Grippe et ses virus, PUF, « Que sais-je ? », 1995 ; A.-G. Rose-Rosette, M. Vercoutère, La Crise aviaire. La culture du mensonge, F. X. de Guibert, 2007 ; J.-M. Cohen, G. Errieau, Les Défis de la grippe (ouvrage collectif), Joué-les-Tours, La Simarre, 2004.

vendredi 10 avril 2020

La Grande Barrière de corail vient de connaître son pire blanchissement

La Grande Barrière de corail a vécu au cours de l'été austral qui vient de s'achever son plus grave épisode de blanchissement de coraux, un phénomène dû au réchauffement climatique qui menace la survie même de ce joyau australien classé au Patrimoine mondial.
Le professeur Terry Hughes, de l'Université James Cook dans l'Etat du Queensland (nord-est) a annoncé, au terme d'une vaste étude, que la Barrière, qui s'étend sur 2.300 km, avait connu un nouvel épisode de blanchissement en raison de la température trop élevée de l'eau. Il s'agit du troisième blanchissement en cinq ans.
"Nous avons passé en revue 1.036 récifs depuis les airs au cours de la deuxième quinzaine de mars 2020 pour mesurer l'importance et la gravité du blanchissement des coraux sur toute la Grande Barrière de corail", a déclaré M. Hughes. "Pour la première fois, des phénomènes graves de blanchissement ont été observés dans les trois grandes régions de la Grande Barrière, le nord, le centre et d'importantes portions du secteur sud."
La température de l'eau dans la région de la Grande Barrière a été en février 2020 la plus élevée depuis le début des relevés en 1900. La Grande Barrière, inscrite au patrimoine de l'Humanité depuis 1981, est une importante source de revenus pour le secteur touristique australien. L'ensemble de 345.000 kilomètres carrés avait évité de justesse en 2015 d'être placé par l'Unesco sur sa liste des sites en péril.

Menacée par les changements climatiques mais pas que... 

La Barrière est aussi menacée par les ruissellements agricoles, le développement économique et par l'acanthaster pourpre, une étoile de mer dévoreuse de coraux.
Le nord de cet écosystème avait déjà subi en 2016 et 2017 deux épisodes sans précédent de blanchissement de ses coraux et l'Australie avait revu en 2019 les perspectives de cet ensemble, les considérant désormais comme "très mauvaises".
Le gouvernement conservateur de Scott Morrison est accusé de traîner les pieds dans la lutte contre le réchauffement climatique pour ne pas sacrifier la lucrative industrie du charbon qui emploie des milliers d'Australiens.

Une histoire qui dure 

Le premier épisode de blanchissement des coraux avait été observé sur la Grande Barrière en 1998. Mais la hausse continue des températures, provoquée par le réchauffement climatique, a augmenté la fréquence de la survenue de ce phénomène dévastateur.
Morgan Pratchett, professeur à l'Université James Cook, a précisé qu'après ces reconnaissances aériennes, des études sous-marines seraient conduites pour évaluer la santé des récifs.

samedi 4 avril 2020

Pacte vert de l'UE : 87 ONG demandent une sortie des pesticides pour protéger les abeilles

Le 1er avril, l'association Pollinis a annoncé avoir cosigné une lettre avec 87 ONG européennes qui demandent à la Commission européenne d'inclure, dans son Pacte vert présenté en décembre dernier, « la mise en place d'un modèle agricole respectueux des abeilles, de la santé, de l'environnement, et qui bénéficie aux agriculteurs ». Les ONG ont envoyé leur lettre à Frans Timmermans, vice-président exécutif de la Commission européenne, le 31 mars, au moment de l'ouverture de la consultation publique sur le Pacte vert, qui se tient jusqu'au 23 juin.
Les 87 ONG signataires demandent à la Commission européenne « d'inclure sans attendre les objectifs » de l'initiative citoyenne européenne (ICE) intitulée « Sauvons les abeilles et les agriculteurs » (« Save bees and farmers »), « dans les stratégies à venir du Pacte vert ». La Commission a enregistré cette ICE en septembre 2019. Elle est déjà soutenue par 250 000 citoyens à travers l'Europe, selon Pollinis. Cette initiative doit obtenir un million de signatures, d'ici septembre prochain, pour être retenue par la Commission. Les organisateurs de l'ICE demandent à Bruxelles de proposer des actes juridiques visant à « réduire l'utilisation des pesticides de synthèse de 80 % d'ici 2030, et de les éliminer progressivement d'ici 2035 ».
Les ONG réclament aussi à la Commission de fixer des « objectifs ambitieux » pour restaurer la biodiversité, mais aussi de soutenir les agriculteurs « dans la transition vers une agriculture respectueuse de la nature ». Les propositions de réforme de la Politique agricole commune 2021-2027 « doivent être fortement améliorées pour soutenir les agriculteurs financièrement et techniquement, en donnant la priorité à une agriculture à petite échelle, diversifiée et durable, fondée sur l'agroécologie », soulignent les signataires.

Les fleuristes, victimes ignorées des pesticides : « Si l’on m’avait mise en garde, ma fille serait encore là »

  Dès 2017, des tests menés par  60 millions de consommateurs  sur des roses commercialisées par dix grandes enseignes en France révélaient ...