De nombreux types de cancers se multiplient très rapidement depuis deux
décennies. Pourtant, l’information sur leur chiffre est lacunaire. Mais
l’État ferme les yeux, et rejette la responsabilité sur les
comportements individuels, plutôt que sur les polluants.
Voilà un fait étonnant : on ne sait pas combien de cancers
surviennent en France chaque année. Ce chiffre n’existe pas, il n’a pas
été produit. On ne sait pas exactement combien de cancers surviennent,
on ne sait pas où ils surviennent. Quand Santé publique France, l’agence
de veille sanitaire, annonce, par exemple, 346.000 cas de cancers
pour l’année 2015, il s’agit d’une estimation réalisée à partir des
registres des cancers, qui couvrent entre 19 et 22 départements selon le
cancer étudié, soit 22 % du territoire national. « Cette méthodologie, précise le dernier bilan publié en 2019, repose
sur l’hypothèse que la zone géographique constituée par les registres
est représentative de la France métropolitaine en termes d’incidence des
cancers. »
Pourtant, le Tarn, l’Hérault ou le Finistère, couverts par des
registres, sont des départements relativement épargnés par
l’urbanisation et l’industrie. En revanche, les cancers dans certaines
des principales métropoles du pays, comme Paris, Marseille et Toulouse,
ne sont pas décomptés. Et comme le montre une enquête publiée par Le Monde,
les départements les plus concernés par les sites Seveso ne sont pas
non plus couverts par les registres : la Moselle (43 sites Seveso seuil
haut), la Seine-Maritime (47), les Bouches-du-Rhône (44). Un complot ?
Non. Cela démontre simplement que connaître les conséquences des
pollutions urbaines et industrielles n’a pas figuré jusqu’ici au premier
rang des préoccupations des épidémiologistes.
« Historiquement, la mise en place des registres des cancers correspond à des initiatives locales isolées », justifie le professeur Gautier Defossez, responsable du registre des cancers du Poitou-Charentes. Elles
ont ensuite été coordonnées par un comité national des registres. La
surveillance des zones industrielles et urbanisées est d’intérêt,
seulement nous n’en avons pas les moyens. »
Question naïve : étant donné que la quasi-totalité des soins liés aux
cancers est prise en charge par l’Assurance maladie, pourquoi n’est-il
pas possible de travailler à partir de ses chiffres ? « Cela
nécessiterait de changer la méthodologie, car les registres
différencient plus finement les types de cancer que les bases de données
de l’Assurance maladie. Surtout, ce sont des données sensibles
auxquelles nous n’avons pas accès »,
déplore le professeur. Des obstacles qui laissent songeur, dans une
société de l’information où le moindre clic est enregistré dans des
bases de données, absorbé dans des statistiques et mouliné par des
algorithmes, et où toutes les conversations téléphoniques peuvent être
localisées et enregistrées à des fins de surveillance policière.
Épidémie de cancers et de leucémies à proximité d’un centre de stockage de déchets nucléaires
Dans un tel monde, il ne serait pas absurde de supposer l’existence
d’une cellule de veille sanitaire dotée des moyens de cartographier
presque en temps réel les cas de cancers recensés au moyen des fichiers
des hôpitaux, voire signalés par un numéro vert. Si un taux anormal de
telle ou telle tumeur apparaissait dans un lieu donné, par exemple – à
tout hasard autour d’une usine d’engrais ou d’une centrale nucléaire —
une zone de la carte se mettrait à clignoter… Visiblement, un tel
dispositif pourrait intéresser du monde. Entre 2010 et 2015, Santé
publique France a reçu une cinquantaine de signalement de taux de
cancers anormaux dans des zones industrielles ou agricoles, comme dans
l’Aube, près de Soulaines-Dhuys, où l’on observe une épidémie de cancers du poumon, du pancréas et de leucémies à proximité d’un centre de stockage de déchets nucléaires [1]…
Surtout, les estimations des taux de cancer dont on dispose devraient
nous inciter d’urgence à nous intéresser aux conséquences de notre
environnement dégradé. Selon Santé publique France,
entre 1990 et 2018, donc en près de trente ans, l’incidence – le nombre
de nouveaux cas de cancers sur une année – a augmenté de 65 % chez l’homme et de 93 % chez la femme. Est-ce uniquement parce que la population augmente et vieillit, comme on l’entend souvent ? Non ! Pour 6 % chez l’homme et pour 45 %
chez la femme, cette tendance n’est pas attribuable à la démographie.
Certains cancers sont en recul, comme le cancer de l’estomac, grâce au
traitement de la bactérie Helicobacter pylori [2] et, en gros, à la généralisation des frigos [3],
de même que les cancers du larynx, du pharynx, de la lèvre et de la
bouche, en grande partie grâce aux campagnes de lutte contre
l’alcoolisme et le tabagisme. En revanche, les cancers de l’intestin, du
poumon, du pancréas augmentent chaque année en moyenne de 2 à 5 % depuis trente ans. Chez les hommes, les cancers de la prostate et des testicules augmentent de plus de 2 % par an. Chez les femmes, les cancers du foie, de l’anus et du pancréas ont bondi de plus de 3 % par an en moyenne depuis 1990. Pour les deux sexes, les cancers de la thyroïde ont augmenté de 4,4 % par an. Petite précision : 4,4 % par an, c’est beaucoup, puisque cela représente une hausse de 234 % en 28 ans.
Entre 1990 et 2013, l’incidence dans le monde du cancer du sein a progressé de 99 %
Pourquoi le cancer du sein a-t-il progressé de 99 % en vingt-trois ans ? Comment expliquer des progressions aussi spectaculaires ? Dans un petit livre pédagogique, le toxicologue André Cicollela s’est employé à éclaircir la question en s’arrêtant sur le cancer du sein, dont une Française sur huit sera atteinte au cours de sa vie. Entre 1990 et 2013, son incidence dans le monde a progressé de 99 %, dont 38 % seulement en raison du vieillissement de la population.
Cette hausse serait-elle un simple effet du dépistage, lié au fait qu’on détecte mieux les tumeurs ?
En France, le dépistage généralisé n’a commencé qu’en 2004, alors que
la maladie progresse depuis 1950. Par ailleurs, les pays où le dépistage
est systématique (comme la Suède) ne sont pas ceux où l’incidence est
la plus haute. Il s’agit donc d’une véritable épidémie, au sens originel
d’epi-dêmos, une maladie qui « circule dans la population »,
quoique non contagieuse, et même d’une pandémie, puisqu’elle s’étend au
monde entier. Si l’on s’en tient aux chiffres produits par les États,
le pays le plus touché serait la Belgique, avec 111,9 cas pour 100.000
femmes par an (contre 89,7 pour la France). Utilisant des taux qui
prennent en compte les disparités démographiques comme celle du
vieillissement, Cicollela compare méthodiquement cette situation avec
celle du Bhoutan, un pays de taille comparable, dont le système de santé
est gratuit et fiable. L’incidence du cancer du sein y est la plus
faible au monde : 4,6 cas pour 100.000 femmes.
Des différences génétiques entre populations peuvent-elles expliquer de telles disparités ? Non, nous dit le toxicologue. Plusieurs études montrent que « les femmes qui migrent d’un pays à l’autre adoptent rapidement le même taux que celui de leurs nouvelles concitoyennes ».
En une génération, le taux de cancer du sein des migrantes
sud-coréennes aux États-Unis a doublé, de même que celui des migrantes
iraniennes au Canada rattrape celui des Canadiennes, etc.
Bien plutôt, conclut Cicolella, le Bhoutan se distingue de la Belgique en ce que ce dernier, jamais colonisé, n’a pas connu de « révolution industrielle, pas de révolution verte à base de pesticides non plus, pas de pollution urbaine »
et a gardé longtemps un mode de vie traditionnel. Le cancer du sein,
pour l’immense majorité des cas, est donc le fruit d’un système
industriel. Causes environnementales suspectées ou avérées : les
traitements hormonaux (pilule y comprise), les champs
électromagnétiques, la radioactivité, les perturbateurs endocriniens
(pesticides, additifs, dioxines, bisphénol, tabac, etc.) et d’autres
produits issus de la chimie (benzène, PVC, solvants, etc.).
Les épidémiologistes sous-estiment les conséquences de la pollution dans l’incidence du cancer
Vous avez trois minutes devant vous ? Le cancer vous préoccupe ? Alors rendez-vous sur le site internet de l’Institut national du cancer (Inca) pour faire le quiz Prévention cancers : 3 minutes pour faire le point.
Bilan personnel : en cliquant sur les pastilles rouges assorties d’un
point d’exclamation, j’apprends que ma consommation d’alcool, associée à
une faible activité physique, m’expose à un sur-risque de cancer du
sein. Pour ne pas me décourager, l’Inca annonce en gros titre que « 41 % des cancers peuvent être prévenus en changeant son mode de vie » : « En 2015, en France, 142.000 nouveaux cas de cancer seraient attribuables à des facteurs de risque modifiables. » L’importance respective de ces « facteurs de risque modifiables » est illustrée par un joli diagramme échelonnant divers facteurs de risque au premier rang desquels figurent le tabac (19,8 %), l’alcool (8 %) et la qualité de l’alimentation (consommation ou non de viande rouge, fruits, fibres, etc. – 5,4 %). Tout en bas du diagramme figurent les « substances chimiques de l’environnement », qui ne seraient responsables que de 0,1 % des cancers. Pour parachever ce qui a tout l’air d’une démonstration, suit un autre gros titre : « Croyance : plus de cancers attribués à la pollution qu’à l’alcool ». Cette dénonciation de l’ignorance populaire est assortie d’un sondage : « En 2015, plus des deux tiers des Français pensaient que "la pollution provoque plus de cancers que l’alcool", alors que […] la pollution de l’air extérieur est responsable de moins de 1 % des nouveaux cas de cancers dus à des facteurs de risque modifiables. »
Tout d’abord, arrêtons-nous sur cette formule : n’est-il pas étonnant que la « pollution » soit ici résumée à « la pollution de l’air extérieur » ?
Qu’en est-il des pesticides, des nanoparticules, des perturbateurs
endocriniens, des phtalates, des métaux lourds que nous ingurgitons à
travers les aliments, l’eau, les cosmétiques et les textiles ?
Des expositions professionnelles à toutes sortes de produits
cancérigènes probables, possibles ou avérés dont aucun n’est interdit,
sauf l’amiante ? Il suffit de se
reporter au diagramme pour voir que diverses sources de pollutions y
sont séparées en autant de facteurs de risque induisant, chacune, de
très faibles pourcentages de cas de cancers. Un découpage pour le moins
arbitraire. En effet, la catégorie « substances chimiques de l’environnement » pourrait très facilement recouvrir un grand nombre de cancers attribués à l’obésité et au surpoids, eux-mêmes en partie causés par les additifs alimentaires, les pesticides, les perturbateurs endocriniens [4]… Elle pourrait aussi absorber en partie les cases « expositions professionnelles », « radiations ionisantes ».
En s’amusant à redécouper ces catégories, on obtiendrait un taux à deux
chiffres, et la pollution deviendrait l’une des principales causes de
l’épidémie de cancers actuelle – de quoi démontrer que la croyance du
bas peuple n’est pas tout à fait dénuée de fondement…
D’autres biais importants conduisent les épidémiologistes à
sous-estimer les conséquences de la pollution dans l’incidence du
cancer. Ainsi le diagramme mentionné, est-il précisé, ne prend en compte
que des facteurs de risque et des localisations de cancer associés pour
lesquels le lien de causalité est déjà scientifiquement bien établi,
comme le benzène pour les leucémies, l’amiante pour les cancers du
poumon. Mais s’il serait déjà impossible d’évaluer expérimentalement la
nocivité des 248.055 substances chimiques dûment enregistrées et
réglementées à ce jour, et encore moins leurs effets combinés, que dire
des… 35 millions de substances chimiques différentes qui sont
aujourd’hui commercialisées ? [5]
Par ailleurs, que signifie « substance cancérogène » ? « Traditionnellement, on ne considère une substance comme cancérogène que si elle provoque par elle-même des cellules cancéreuses, explique André Cicolella. Or
la biologie du cancer a progressé : on sait maintenant que de
nombreuses substances interviennent dans les très nombreux mécanismes du
micro-environnement de la tumeur. Par exemple, le bisphénol A et
certains fongicides favorisent la vascularisation des cellules
cancéreuses. » Cela n’est pas pris en compte dans les estimations présentées au public.
Qu’est-ce qu’un « cancer évitable » ?
Au-delà d’un problème de déontologie, qui tient au fait de marteler
comme des faits scientifiques des affirmations biaisées, cette approche
traduit surtout une stratégie de santé publique : lutter contre le
cancer en appelant chacun à modifier son comportement. Ce n’est pas
forcément une mauvaise idée, comme le montre la baisse d’incidence de
certains cancers liés au tabagisme chez l’homme. Il est bien légitime
que les politiques de santé publique incitent les gens à ne pas fumer,
boire modérément, faire du sport et manger des légumes. Le problème
vient de cette manière de s’adresser à tout un chacun en tant qu’Homo hygienicus
en négligeant de penser la question sanitaire en termes de justice
sociale. Nous sommes loin d’être égaux et égales face à ces facteurs de
risque. Manger bio coûte plus cher. Une équipe de l’Inserm est même parvenue à mesurer que la fréquentation des supermarchés discount faisait grossir,
compte tenu de la faible qualité de produits bourrés d’additifs, de
sucre, etc. La possibilité de pratiquer un sport reste un privilège pour
les familles surmenées par la précarisation galopante de l’emploi.
Bref, la notion de « comportement » recouvre un faisceau de déterminismes sociaux, ce qui aboutit à culpabiliser les classes populaires avec leurs prétendues « mauvaises habitudes »
qui leur sont largement imposées – ne serait-ce que par un cadre de vie
dans lequel on tombe plus facilement sur un Burger King que sur un
petit marché de producteurs bio. Ensuite, la stratégie présentant
les mauvaises habitudes de vie comme responsables du cancer présente
l’inconvénient – ou l’avantage, c’est selon – de dédouaner les
industriels des expositions aux substances cancérigènes qu’ils déversent
massivement dans l’environnement depuis plusieurs décennies. Dans le
même temps, elle dédouane les pouvoirs publics de leur inaction face à
cette pollution.
Le concept de « cancer évitable »
est emblématique de cette approche de santé publique d’inspiration
néolibérale. Pourquoi un cancer évitable ne serait-il pas un cancer que
les pouvoirs publics pourraient éviter en prenant les mesures les plus
directes ? On pourrait par exemple
considérer qu’il est plus facile et plus direct d’agir sur l’exposition
massive aux pesticides, qui n’a pas plus de cinquante ans, que sur la
consommation d’alcool, une tradition pas fantastique sur le plan
sanitaire, mais plurimillénaire et profondément ancrée dans les usages.
Plus généralement, n’est-il pas plus efficace d’agir sur la pratique de
quelques dizaines d’industriels – par exemple en interdisant la
commercialisation d’un produit mis en cause par un nombre d’études
suffisant – que sur celle de 67 millions d’individus aux marges de
manœuvre très inégales ?