C’est un signal d’alarme que lancent les experts de la biodiversité : l’activité humaine est à l’origine d’une détérioration massive – et lourde de conséquences – des terres à l’échelle planétaire. Les terres, ce sont les sols, mais aussi ce qui les recouvre : les forêts, les prairies ou encore les zones humides.
Leur constat découle d’un travail de longue haleine : pendant trois ans, une centaine d’experts de 45 pays ont décortiqué et analysé plus de 3 000 références sur la dégradation et la restauration des terres – des publications scientifiques, mais aussi des données provenant de sources gouvernementales et de savoirs indigènes et locaux. Leurs observations, qui constituent la première étude mondiale sur l’état des sols, ont été regroupées dans un rapport d’un millier de pages approuvé lors de la 6e session plénière de la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), qui s’est déroulée du 17 au 24 mars à Medellin (Colombie).La plate-forme, souvent qualifiée de « GIEC de la biodiversité », en référence au Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, a été créée en 2012 sous la tutelle des Nations unies et rassemble actuellement 129 Etats membres. Elle a pour vocation d’éclairer les gouvernements et l’opinion publique sur les enjeux liés aux changements de la biodiversité, et réalise pour cela une synthèse régulière des connaissances scientifiques.
En l’occurrence, les experts alertent sur une situation plus qu’alarmante : nous faisons face à un phénomène systémique et généralisé de dégradation des terres, qui touche l’ensemble des surfaces terrestres de la planète. L’exemple des zones humides est peut-être le plus parlant : plus de la moitié a disparu depuis le début du XXe siècle. Selon les estimations de l’IPBES, si moins d’un quart des étendues terrestres échappent encore, aujourd’hui, aux effets substantiels de l’activité humaine, cette part tombera à 10 % en 2050. Il s’agira, pour l’essentiel, de zones non adaptées à une exploitation humaine (déserts, régions montagneuses, toundra et territoires polaires).
Mettre en place des mesures visant à réduire – voire à éviter – la dégradation des terres, et à restaurer celles d’ores et déjà dégradées, constitue pour les experts une « priorité d’urgence » pour protéger la biodiversité et les services écosystémiques, vitaux pour la vie sur Terre.
Sixième extinction de masse
Car les retombées négatives sont déjà visibles et multiples : la détérioration des terres constitue la première cause de disparition des espèces animales et végétales, contribuant de fait à la sixième extinction de masse. Elle participe également à l’exacerbation du changement climatique, en raison notamment de la déforestation et de la diminution de la capacité de stockage de carbone des sols. De plus, les terres dégradées concourent à l’altération de la sécurité alimentaire et de la santé des êtres humains, affectant le bien-être de plus de 3,2 milliards d’hommes et de femmes. Les experts entrevoient de surcroît des répercussions lourdes en termes de migrations et de conflits au sein des populations touchées.Qui faut-il blâmer pour ces faits alarmants ? La consommation effrénée de la plupart des pays développés, assortie de celle, en hausse, des pays en développement, estime l’IPBES. Le tout dans un contexte d’augmentation de la population mondiale. L’expansion de l’agriculture est de fait visée – « notamment dans ses formes les plus intensives », souligne Florent Kohler, qui a participé à l’élaboration du rapport et de son résumé. L’anthropologue pointe la « part de plus en plus insoutenable des cultures fourragères », notamment celles du maïs et du soja. Mais d’autres facteurs ont également leur part de responsabilité, comme l’exploitation forestière, l’extraction minière et pétrolière, ou encore l’urbanisation excessive et incontrôlée.
« Il faut une prise de conscience massive pour que les terres – et plus spécifiquement les sols – soient enfin considérées à leur juste valeur, et non plus comme un simple substrat sur lequel on bâtit, on cultive, ou dans lequel on creuse pour extraire des matières premières, estime Hélène Soubelet, directrice de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité, qui fait partie de la délégation française. Nos terres (…) représentent un bien commun extrêmement précieux et l’avenir de l’humanité dépend de leur protection. »
« Il faut que, collectivement, nous construisions une société plus sobre… mais pas seulement du fait d’une certaine élite : il faut que ce soit un mouvement global de nos concitoyens », ajoute-t-elle, recommandant pour cela la mise en place de mesures simples, favorisant la transition. « Il existe déjà des solutions et il suffirait de les mettre en œuvre pour que la situation s’améliore », note-t-elle, citant pour exemple les pratiques agrgo-écologiques (qui préconisent l’arrêt des pesticides et des labours profonds), l’incorporation, dans le prix des aliments, du coût écologique de leur production, l’intégration de la valeur des sols dans la planification urbaine, ainsi que le développement d’une économie circulaire.
Réduire le gaspillage alimentaire
D’autres leviers d’action ont également été mis en avant dans le rapport de l’IPBES, comme le recours à une alimentation moins carnée et la réduction du gaspillage alimentaire.Par ailleurs, les experts estiment que les bénéfices économiques que l’humanité tirera de la protection et de la restauration des terres seront dix fois supérieurs aux coûts investis. Mais les bénéfices attendus ne sont pas uniquement d’ordre monétaire, ils « touchent également à l’humanité elle-même, à ses conditions d’existence, à l’épanouissement des individus », insiste Florent Kohler.
Attaché aux dimensions éthiques qu’englobent les questions environnementales, l’anthropologue se réjouit de l’intégration, dans le rapport, du concept de solidarité écologique, qui pose pour principe que les hommes sont solidaires entre eux, avec les générations futures, mais aussi avec les écosystèmes dont ils font partie. Cela implique de prendre pleinement conscience de l’impact de la consommation sur les ressources planétaires.
Sauvegardées, ces terres pourraient garantir une absorption et un stockage non négligeable du carbone atmosphérique, et contribuer à maintenir le réchauffement climatique sous la barre des deux degrés, tel que défini dans l’accord de Paris sur le climat.