De nouveaux résultats du suivi de 180 000 éleveurs et cultivateurs dénombrent une proportion accrue de lymphomes, leucémies ou cancers de la prostate, notamment chez ceux exposés aux pesticides.
Lymphomes, leucémies, mélanomes, tumeurs du système nerveux central ou cancers de la prostate : une grande part des activités agricoles comportent des risques accrus de développer certaines maladies chroniques. C’est le constat saillant du dernier bulletin de la cohorte Agrican, adressé mercredi 25 novembre aux 180 000 adhérents de la Mutuelle sociale agricole (MSA) enrôlés dans cette étude épidémiologique, la plus importante sur le sujet conduite dans le monde.
Plus d’une décennie après le lancement de ce travail de longue haleine, c’est le troisième bulletin publié par les chercheurs chargés du projet, et le premier à pouvoir associer finement des pathologies cancéreuses à certaines tâches et activités remplies par les agriculteurs, en production animale et végétale. Il se fonde sur plus d’une dizaine d’articles de recherche publiés au cours des dernières années dans la littérature scientifique internationale. Plus d’un million de personnes en activité en France, exploitants ou salariés d’exploitations, sont concernées.
Le premier constat est néanmoins que les membres de la cohorte ont un taux de mortalité plus faible de 25 % environ à la population générale. Un chiffre que les chercheurs invitent à considérer avec précaution, en raison du biais dit du « travailleur en bonne santé », bien connu des épidémiologistes. En effet, les cohortes de travailleurs comme Agrican rassemblent par construction des populations en situation de travailler, donc ne souffrant pas d’un certain nombre d’affections.
Autre constat, qui semble au premier abord contre-intuitif : celui d’une incidence légèrement moindre des cancers chez les agriculteurs par rapport à la population générale : respectivement 7 % et 5 % de cancers en moins chez les hommes et les femmes de la cohorte. « Attention : s’appuyer sur ces chiffres pour prétendre que les activités agricoles ne présentent aucun risque cancérogène est facile mais trompeur, car cela occulte le fait que les agriculteurs forment une population dont les habitudes et les conditions de vie sont différentes de la population générale, avec certains facteurs de risque moins fréquents, prévient l’épidémiologiste Pierre Lebailly, chercheur au Centre François-Baclesse (université de Caen, Inserm), initiateur et principal investigateur d’Agrican. En particulier, les agriculteurs ont une alimentation différente, ils sont moins sédentaires et fument moins que le reste de la population. » De même, ils ne sont pas exposés au même type de pollution atmosphérique que celle des grandes concentrations urbaines.
Six cancers plus fréquents
Sans surprise, ces caractéristiques sont illustrées par la sous-représentation de plusieurs cancers chez les agriculteurs : poumon, larynx, œsophage, foie, vessie, etc., dont une grande part sont liés au tabac ou à la sédentarité. A l’inverse, plusieurs cancers du sang (lymphomes, myélomes), les cancers de la prostate, de la peau et des lèvres sont plus fréquents chez les agriculteurs. Au total, six cancers sont retrouvés en excès dans la cohorte, par rapport à la population générale, et quatorze y sont moins fréquents.
Pour déterminer les risques liés à certaines activités ou à l’utilisation de pesticides, explique M. Lebailly, « il faut faire les comparaisons au sein de la cohorte, c’est-à-dire estimer les différences de probabilité de développer telle ou telle maladie entre les membres de la cohorte qui réalisent telle ou telle tâche, et ceux qui ne la réalisent pas ».
« Nous avons examiné treize cultures et cinq types d’élevages, résume l’épidémiologiste Isabelle Baldi (université de Bordeaux), co-investigatrice de la cohorte. Toutes sont associées à un surrisque d’au moins un cancer. » Parmi les maladies les plus représentatives du milieu agricole, les lymphomes non hodgkiniens, myélomes et certaines leucémies sont associées à un grand nombre d’activités : l’application d’antiparasitaires sur le bétail, l’enrobage des semences avant le semis, la pulvérisation de pesticides en champ et en arboriculture, ou encore la désinfection des bâtiments d’élevage. Ces résultats renforcent les éléments de preuve de l’impact sanitaire des pesticides sur leurs utilisateurs, les liens entre pesticides et hémopathies malignes étant déjà solidement établis. Plusieurs types de lymphomes sont considérés depuis 2015 comme maladies professionnelles pour les travailleurs au contact des pesticides et peuvent ainsi conduire à l’indemnisation des malades.
L’application de pesticides en plein champ ou sur les arbres fruitiers, l’utilisation de produits antiparasitaires sur les bovins et les porcins sont également associées à un risque accru de cancer de la prostate. « Les arboriculteurs réalisant des traitements pesticides ou des récoltes sur plus de 25 hectares ont un doublement de risque » de voir survenir cette maladie, écrivent les chercheurs. Un point particulièrement préoccupant : le cancer de la prostate étant le plus fréquent chez l’homme, une telle élévation de risque produit un grand nombre de cas supplémentaires. Il n’est pas considéré comme une maladie professionnelle, bien que l’association mise en évidence par Agrican soit « cohérente avec le résultat de nombreuses autres études », écrivent les chercheurs.
Maladie de Parkinson
Bien moins banales, les tumeurs du cerveau et système nerveux central (gliomes et méningiomes) ne font pas partie des maladies surreprésentées en moyenne chez les agriculteurs par rapport à la population générale. Ils n’en restent pas moins associés à certaines activités. « Les analyses ont permis de montrer une association entre les tumeurs du système nerveux central et le travail au contact des porcs ou de certaines cultures, telles que le tournesol, les betteraves et les pommes de terre pour les méningiomes, et les prairies pour les gliomes, lit-on dans le bulletin. Elles ont également mis en évidence que les utilisateurs de pesticides avaient en moyenne deux fois plus de risque de développer une tumeur du système nerveux central que les autres participants de la cohorte. »
Ce n’est pas une surprise. Une vingtaine d’autres études épidémiologiques indiquent des associations entre pesticides et ces tumeurs, notent les chercheurs. La cohorte Agrican a permis d’affiner cette connaissance en isolant une famille de molécules utilisées depuis plusieurs décennies comme pesticides : les carbamates, qu’ils soient insecticides, fongicides ou herbicides, et dont l’un des principaux représentants, le mancozèbe, vient de perdre son autorisation en Europe. Les données d’Agrican suggèrent également que certains de ces produits sont aussi associés, de même que le diquat, le paraquat et la roténone, à la maladie de Parkinson. Celle-ci a d’ailleurs été classée, en 2012, comme maladie professionnelle des travailleurs au contact de pesticides.
Ces données permettent-elles d’estimer le fardeau des maladies attribuables au travail agricole ? Les chercheurs n’ont pas fait cet exercice délicat. Mais en janvier 2018, une mission de l’inspection générale des affaires sociales avait « librement extrapolé » les données d’Agrican à l’ensemble des personnes affiliées à la MSA. Elle avait conclu qu’au sein de cette population, 2 300 lymphomes non hodgkiniens et myélomes étaient imputables à une exposition aux pesticides. A partir d’autres données, la mission avait estimé que 9 000 à 10 000 cas de Parkinson, dans cette population, étaient également attribuables aux « phytos ».